Fondateur et président
de Lichtenstein Creative Media Inc, Bill Lichtenstein travaille dans le domaine
du documentaire, pour le cinéma, la radio et la télévision, depuis 26 ans et
a reçu de nombreux prix. Il a travaillé pour deux grandes chaines américaines
ABC et CBS pour lesquelles il a produit des magazines d'information comme "20/20"
ou "World News Tonight". Il était à Paris pour présenter
au Festival "Cinéma
du réel" son film West
47th Street accompagné son épouse et co-réalisatrice
June Peoples, productrice et preneuse de son du film.
Le couple a passé
des mois pour préparer ce documentaire sur des personnes atteintes de
troubles mentaux recueillies par une association qui les aide à se réinserrer
dans la vie sociale et qui se situe à l'Ouest de la 47ème rue
à New York. Loin du misérabilisme ou du larmoyant, West 47th
Street est un film touchant qui montre un problème ignoré
par les autorités américaines. Bill & June nous explique comment
s'est déroulé le tournage.
Vous avez tous
deux une longue expérience du documentaire. Mais comment en êtes
vous venu plus spécialement au documentaire sur les maladies mentales?
Bill Lichtenstein:
En fait, June et moi venons de milieux différents. June a été
reporter et rédactrice en chef de magazines pendant de nombreuses années,
et moi producteur de sujets d'actualité pour ABC. Au milieu des années
90, j'ai fait une grave dépression nerveuse. Après en être
sorti, j'ai commencé à m'intéresser aux histoires des gens
qui se remettent de sérieuses maladies mentales. Dans les années
80 et 90, il n'y avait pas beaucoup d'infos et de documentaires ou même
de films de fiction sur ce sujet. Donc on a fait une série d'émissions
radio, qui ont eu pas mal de retentissement aux USA, au Canada, et même
ailleurs. Ensuite, on a fait une série qui s'appelle Les Voix d'une
Maladie, sur des gens souffrant de dépression, de schizophrénie,
il y avait trois émissions d'une heure chacune, et elles ont eu aussi
pas mal de succès, parce que ça n'avait jamais vraiment été
fait auparavant. Et c'est à partir de là qu'on a eu l'idée
de suivre des personnes malades pendant plusieurs années et de voir ce
qu'il leur arrivait.
June Peoples: J'ai
travaillé pendant 20 ans dans le journalisme écrit, j'ai été
reporter et rédactrice en chef de grands journaux métropolitains.
C'est moi qui m'occupais d'envoyer des journalistes en reportage. Et puis j'ai
rencontré Bill, nous sommes sortis ensemble, et un jour il m'a dit: "J'ai
obtenu une subvention pour réaliser ce film qui m'intéresse, sur
des gens qui se remettent de graves maladies mentales. Est-ce que ça
t'intéresserait de travailler avec moi?" J'ai répondu: "Je
n'ai aucune expérience des films. Et puis, je ne suis pas bien sûre
de vouloir travailler avec mon petit ami..." (rires) Et puis Bill m'a dit:
"Tu sais reconnaître une bonne histoire, et ce qu'il faudrait, c'est
aller à Fountain House, rencontrer des gens et trouver des histoires
intéressantes". Finalement, j'ai accepté d'aller à
Fountain House, et j'y suis resté trois mois! J'ai partagé la
vie quotidienne des pensionnaires, j'ai épluché les patates, plié
les serviettes, rangé le courrier, et j'ai appris à connaître
les gens. Et quand je suis revenue, j'ai dit à Bill: "Il y a toutes
les histoires dont tu rêves, là-bas!" Et j'ai accepté
de faire le film avec lui. Notre collaboration s'est très bien passée
- bien sûr, on s'est disputés de temps en temps, mais cela arrive
à tous les couples, surtout quand on passe 24 heures par jour ensemble!
Mais dans l'ensemble, ça s'est très bien passé, Bill a
un excellent sens visuel et moi une bonne maîtrise de la narration. Pendant
un an et demi environ, nous avons tourné avec un excellent directeur
de la photographie, Mark Petersson, et un très bon preneur de son, Tracey
Barry. Mais finalement, on s'est rendus compte que c'était beaucoup plus
pratique de tout faire nous même sur le tournage, donc Bill a appris à
régler la lumière et moi le son, et pendant les deux ans qu'a
encore duré le tournage, l'équipe technique, c'était nous!
BL: 47th West Street
n'est pas plus un film sur les malades mentaux que, disons, Rain Man.
Dans Rain Man, Dustin Hoffman joue un personnage souffrant d'autisme,
mais le vrai sujet du film, c'est la lutte qu'il doit mener pour surmonter les
obstacles de sa vie quotidienne, c'est ça le coeur du drame. J'espère
que les gens verront la même chose dans notre film. Le film parle moins
des maladies, des docteurs et des traitements que de la vie de ces gens, et
des choses que nous avons tous en commun, comme de devoir trouver un travail,
un endroit pour vivre, nouer des relations avec d'autres personnes. Ce sont
toutes ces choses qui comptent vraiment dans le film et dans le travail que
nous avons tenté d'accomplir.
Comment s'est
effectué le choix des 4 personnes que nous suivons dans le film?
BL: Au début,
nous avons filmé beaucoup de personnes. Puis nous avons resserré
le nombre à 7 et finalement à 4. Nous recherchions surtout des
personnes au début de leur parcours, et nous avons eu beaucoup de chance
de pouvoir filmer des nouveaux arrivants à Fountain House. Quand on filme
façon cinéma vérité, on ne sait jamais trop où
on va, on essaie de trier en cours de route ce qui est important et ce qui l'est
moins, mais c'est vraiment au montage que tout se décide. Charlotte Zwerrin,
l'une des pionnières du cinéma vérité, du cinéma
direct dans les années 60 (Gimme Shelter, Salesman) est
venue nous aider pour le montage, et c'est avec elle que nous avons décidé
des choses à garder ou à enlever.
Quelles difficultés
implique le fait de filmer des personnes souffrant de maladies mentales?
JP: Eh bien, on
ne peut pas prendre une caméra et la balancer comme ça au visage
de personnes récemment hospitalisées. Il faut connaître
les gens avant, et aussi qu'eux vous connaissent. Il faut nouer des relations
individuelles et aussi savoir s'intégrer dans la communauté. Parce
que Fountain House est vraiment une grande famille dont les membres se soutiennent,
se réconfortent mutuellement. Donc il fallait qu'on travaille côte
à côte avec eux, qu'on leur fasse comprendre nos motivations et
que nous avions quand même une certaine expérience des maladies
mentales. Notre but n'était pas de montrer des personnes malades mais
de faire ressentir au public les expériences vécues par ces gens.
BL: Vous savez,
une maladie mentale sérieuse change vraiment toute une vie. La plupart
des gens avec lesquels nous avons parlé avaient été patients
d'hopitaux psychiatriques ou SDF, ou les deux. La plupart n'avaient pas de famille.
Donc il a quand même fallu quelques mois pour qu'ils commencent à
nous accepter. Mais au bout de trois ans, ils ne faisaient même plus attention
à nous. Pour le film, nous avons tourné environ 350 heures de
vidéo. A force de nous voir tourner, ils se sont dit: "Oh, ils ne
vont jamais faire de film. C'est juste Bill et June, nos amis". Donc ils
ont fini par ne plus faire attention à la caméra. Il y a une scène
dans le film où Zeinab et Fitzroy se disputent. Et c'est clair qu'à
ce moment là, ils ne font même pas attention à nous. C'est
comme si on était des mouches sur un mur. Et je pense que quand on arrive
à déveloper ce genre de relation, on obtient des moments de cinéma
vérité vraiment authentiques.
Chacune des
4 personnes que nous découvrons a une passion, un moyen d'expression.
Cela semble ne pas être le cas du rastafarien Fitzroy...
JP: Eh bien, Fitzroy
a la bière et la marijuana! (rires) Et le reggae. Fitzroy fait partie
de la culture rastafarienne. Je ne veux pas dire par là que ça
implique de boire beaucoup de bière et de fumer beaucoup de marijuana,
mais le fait est que Fitzoy avait de sérieux problèmes de dépendance.
Et ces problèmes sont venus se glisser entre lui et ses rêves.
Fitzroy adore la musique, il chante quand il marche dans la rue. Et quand on
lui offre un travail dans une compagnie d'enregistrement de disques, il croit
que ça y est, qu'il est sauvé, qu'il va pouvoir réaliser
son rêve. Mais finalement, il n'arrive pas à saisir la chance qu'on
lui offre. Et ça, c'est surtout à cause de ses problèmes
de drogue et d'alcool. Il n'acceptait pas toujours qu'on l'aide.
BL: Il y a de nombreuses
scènes dans le film qui en disent vraiment long sur ce que c'est que
d'avoir une maladie mentale. Cette scène avec Fitzroy en fait partie.
Quand on lui offre un travail dans la musique, on voit que c'est son rêve,
sa vie, qu'il pourrait peut-être arriver à quelque chose avec ça...
Et ça, c'est tellement emblématique de gens qu'on connaît,
des artistes, des écrivains, des gens doués pour quelque chose,
mais qui n'arrivent pas à se prendre en main, qui ne réussissent
pas ce qu'ils entreprennent, qui perdent leur emploi, leur position sociale,
etc. Et ce que font les maladies mentales, c'est ça, c'est affecter les
dons naturels des gens, leurs capacités à évoluer socialement.
Au début
du film, Frances avoue sa passion du dessin. Pourquoi ne le montrez-vous jamais
en train de dessiner?
BL: Nous avons
réduit la durée du film de 7 heures à 4, puis à
3, puis à 2 et finalement à 1h48. Nous avions même à
notre disposition, en plus des 350 heures de rushes, des documents d'archives
de 40 ans d'histoire de Fountain House. Dans le montage de 2 heures, nous avions
en fait des scènes montrant les dessins de Frances, qui sont très
beaux. Nous avons beaucoup hésité, mais finalement, nous avons
pensé que le film était trop long et que ces scènes n'apportaient
pas grand chose au personnage de Frances tel qu'il est. Mais il y a plein d'autres
scènes très belles qui ont fini dans le chutier.
Etes-vous restés
proches de Frances après le diagnostic de son cancer?
JP: Après
le diagnostic, nous sommes vraiment devenus très proches de lui. Et nous
avons décidé de ranger la caméra pour nous occuper de lui
et veiller à son traitement. Nous avons rencontré ses docteurs,
et c'est un peu comme si nous faisions de son équipe de soin. Nous n'avons
repris la caméra qu'une fois, quand sa famille est venue le voir à
l'hopital. Mais sinon, nous n'avons plus filmé, et nous sommes vraiment
restés à ses côtés jusqu'à sa mort.
BL: Il fallait
qu'on prenne une décision: être ses amis jusqu'au bout ou seulement
des réalisateurs.
JP: Exactement.
Il fallait qu'on soit l'un ou l'autre, car il traversait la crise la plus dure
de son existence. Frances avait beaucoup de grâce, et quelle qu'ait pu
être l'aide que nous lui avons apporté, il nous a beaucoup donné
en retour. Quand il a fallu qu'il décide s'il voulait ou non garder l'aide
respiratoire, il a dit au docteur: "Tant que je pourrai avoir une conversation
normale avec les gens, leur apporter un peu de joie, en recevoir d'eux, je veux
continuer de vivre. Mais si ce n'est plus possible, laissez-moi mourir..."
D'après
ce qu'on voit dansle film, Zeinab est une excellente cuisinière. Avez-vous
goûté ses poivrons farcis?
JP: (rires) Les
poivrons farcis de Zeinab sont vraiment les meilleurs au monde!
BL: Il y a une
scène du film où Zeinab est en train de faire des poivrons farcis,
et quelqu'un qui travaille à Fountain House vient les goûter, et
tout à coup, on voit son visage qui change, il a comme une révélation!
Cette scène était très importante, il fallait montrer que
les poivrons n'ont pas seulement l'air bons: ils sont bons! (rires)
JP: Il n'y a pas
que les poivrons farcis qu'elle fait bien. Elle fait aussi très bien
les dolmades, la spanakopita, la moussaka...
BL: Zeinab est
née et a grandi en Grèce. pendant le tournage du film, elle a
fait la cuisine pour des soirées oganisées par Fountain House.
Nous y avons emmené quelqu'un qui n'était jamais venu à
Fountain House avant. Nous lui avons dit: "Il faut que tu rencontres Zeinab!"
Et il est venu, il a goûté les plats de Zeinab, et il a dit: "Ils
sont aussi bons que ceux que ma grand-mère faisait en Grèce!"
(rires) Ça, c'était un vrai compliment! (rires)
JP: Et en fait,
Zeinab a même cuisiné pour une soirée que nous avons organisé
au bureau!
Entretien
réalisé par Robin Gatto
& Yannis Polinacci