Buddhadeb Dasgupta, réalisateur de Uttara
D'abord professeur d'économie, Buddhadeb Dasgupta n'a pas résisté
bien longtemps à l'appel de la poésie et du cinéma, devenant
l'un des plus brillants réalisateurs de sa génération dans
la lignée du lyrisme urbain de Satyajit Ray. Après plusieurs films
traitant des conséquences du mouvement naxalite (Dasgupta se dit lui-même
communiste en dépit de tous les dangers), il aborde dans Uttara
la question brûlante du fanatisme religieux, dans un film allégoriquement
très riche et tourné sur les lieux de son enfance.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots?
Je fais des films depuis 22 ans. Uttara est mon onzième film. Mes films
ont été projetés dans de nombreux festivals - Venise, Cannes,
Berlin... Uttara a eu le Prix de la Mise en Scène à Venise. Avant
de faire des films, j'étais professeur d'économie à l'université.
Quand je ne fais pas des films, j'écris des poèmes. Et quand je
ne fais rien, je retourne à mon oisiveté originelle. Je suis un
parfait adepte de l'oisiveté... (sourire)
Le cinéma est-il pour vous un médium permettant d'allier toutes
vos passions?
Oui. Voilà pourquoi j'aime autant le cinéma. C'est un art divertissant
qui, en même temps, chuchote des choses essentielles sur la vie. Pour
moi, c'est aussi un refuge.
Qui est Uttara, le personnage féminin central de votre film?
C'est un des personnages féminins du Mahabarata, l'épouse du
vaillant guerrier Abhimanyu. C'est une femme qui a commis beaucoup de sacrifices
(après la mort de son mari, elle voulut se faire "sati",
c'est à dire s'immoler par le feu, mais fut sauvée par Krishna.
Elle accoucha finalement d'un bébé, seul héritier de la
dynastie des Pandava, ndr).
Voyez-vous aussi l'Uttara de votre film comme un personnage sacrificiel?
C'est une femme qui cherche à donner un sens à sa vie et à
celle des autres. Elle cherche l'amour, elle veut aller au delà du physique,
partager les rêves de son coeur, mais elle ne trouve que l'incompréhension
et le rejet. En ce sens, c'est un personnage universel qui revient régulièrement
au cinéma.
Dans votre film, Uttara est assassinée par des extrémistes
hindous. Difficile d'imaginer plus virulente dénonciation du fanatisme
religieux...
Tous les fondamentalismes, qu'ils soient politiques ou religieux, sont dangereux.
Ce sont des violences qui atteignent les esprits, comme le Nazisme et le Fascisme.
L'alliance de l'extrémisme religieux et politique a créé
quelque chose de monstrueux que l'histoire des hommes ne pourra jamais effacer.
Le fanatisme n'est jamais aussi dangereux que lorsqu'il nous attaque sous les
traits de la politique ou de la religion.
Comment voyez-vous la situation actuelle dans votre pays?
Uttara est un film sur mon pays, sur la réalité de mon
pays. C'est aussi un fim sur mes rêves et mes cauchemars. Mais les événements
que je décris ne s'appliquent pas qu'à l'Inde. Ces choses arrivent
aussi en Europe, en Amérique et dans d'autres parties du monde. Alors,
je pense que mon film n'est qu'un commentaire de plus sur une violence omniprésente.
Mais Uttara dit aussi que cette violence ne peut pas durer éternellement.
Dans le film, je montre à plusieurs reprises les feuilles tombant des
arbres. La nature observe la violence des hommes avec distance et semble nous
dire: "Cette violence n'est pas tout, le monde continue d'exister..."
La vie continue et transcende la violence des hommes. A la fin du film, le petit
garçon est sauvé par des danseurs masqués, qui chantent
des chansons magnifiques sur la vie, l'amour, la nature... Voila ce qui est
peut-être le plus important: la vie continue par delà toute violence.
Comment avez-vous travaillé sur la photographie très particulière
du film?
Nous avons filmé la plupart des scènes non dialoguées
à une vitesse de 26, 28 ou 30 images par seconde, ce qui augmente la
sensibilité à la lumière et confère à l'image
un effet de "réalisme magique". Comme je voulais des conditions
d'éclairage très spéciales, il m'arrivait d'attendre longtemps
avant de filmer. Aussi, je préfère le grand angle. 95% des plans
du film ont été filmés au grand angle.
Qu'avez-vous à dire sur les deux personnages masculins principaux,
Nimai et Balaram?
Quand le film commence, ils sont très proches l'un de l'autre. Ils pourraient
être homosexuels... Mais l'univers de leur amitié est détruit
par la venue d'Uttara. Ils veulent tous deux posséder la même femme.
Ils sont incapables de l'aimer, ils veulent juste la posséder physiquement
(apparemment, ces deux personnages passant leur temps à lutter proviennent
d'un rituel religieux mettant en scène un interminable combat des dieux,
ndr).
Les séquences musicales de votre film relèvent-elles du cinéma
masala (cinéma musical traditionnel)?
Je connais ce cinéma depuis l'âge de 5 ans. Je suis né
et j'ai grandi dans un endroit très proche de celui où a été
tourné le film, et j'ai souvent vu ces danseurs masqués aller
de village en village, chantant, jouant du tambour... Leurs chansons parlent
d'amour, de la vie, de la nature, des bonnes choses de l'existence... J'ai maintenant
55 ans, vous savez. Quand je suis retourné sur les lieux de mon enfance
pour ce film, j'ai découvert que ces danseurs existaient toujours. Comme
tous les troubadours, ils pratiquent un art rempli de sagesse et de sensibilité.
Allez-vous continuer à faire des films dans la veine d'Uttara?
Oui, parce que c'est mon univers. Mais avec ce film, j'ai rencontré
de gros problèmes. 15 jours avant le début du tournage, mon producteur
m'a abandonné. Et certains partis politico-religieux ont très
mal pris le film. Ils pensent que ce film les attaque ouvertement. Mais moi
je pense que mon film n'est pas un film politique et que la réalité
qu'il décrit n'est pas seulement indienne. Cette violence politique,
religieuse, intellectuelle et physique, touche l'humanité depuis longtemps.
Si quelqu'un ne m'aime pas, n'aime pas mon cinéma et m'empêche
de réaliser des films, que pourrai-je faire? Je ne sais pas. Mais je
continuerai toujours de faire des films là (il pointe son doigt vers
sa tête et sourit) Et je pourrai toujours donner un sens à ma vie
avec la poésie, la musique, mes amis, et en dernier ressort, mon oisiveté...
Entretien réalisé au 22ème Festival des
Trois Continents par Robin Gatto