Avec La Route, le Kazakhe Darejan Omirbaev, révélé
en 1997 avec son diptyque sur l'enfance Kairat et Kardiogramma,
s'interroge sur son métier de cinéaste. Le film met en scène
un réalisateur qui prend la route pour se rendre au chevet de sa mère
malade. Son voyage devient un itinéraire intérieur où se
mêlent rêves, fantasmes, souvenirs et l'obsession d'un film dont
le personnage refait sans cesse le montage dans sa tête (et qui n'est
autre que Tueur à gages, le précédent film d'Omirbaev
lui-même). Croisé au Festival de Nantes, le cinéaste reprend
avec nous la route de ses souvenirs et évoque la situation du
cinéma kazakhe.
Que vous ont amené les festivals internationaux dans votre carrière,
pour votre reconnaissance et votre parcours en général?
C'est mon producteur qui m'a trouvé et financé mes deux derniers
films. Il avait vu Kardiogramma au Festival de Nantes, et depuis nous
sommes devenus amis.
C'est difficile aujourd'hui, au Kazakhstan, de faire des films sans coproduction
étrangère?
C'est possible, mais pas tant qu'on voudrait. Le gouvernement finance un ou
deux films par an. Et comme c'est un producteur français qui me finance,
ma place est prise par un autre réalisateur.
La situation au Kazakhstan a t-elle évolué depuis vos débuts?
Est ce qu'au début des années 90, quand s'est produite cette nouvelle
vague kazakhe, le Kazakhstan produisait plus de films par lui-même? Est
ce que ça s'est amoindri depuis ou pas?
Le plus gros problème au Kazakhstan n'est pas de tourner les films mais
de les montrer, pour qu'ils circulent dans les salles. On ne les montre pas
beaucoup. Avant la Perestroïka, même les films les moins forts étaient
montrés parce qu'il y avait un public. Mais ensuite les cinémas
ont fermé, à cause de la privatisation. Maintenant, ce sont des
cinémas privés qui s'ouvrent, avec un niveau technique assez élevé,
mais ils montrent surtout des films américains, et aussi quelques films
français. Par exemple, Taxi et Taxi 2 sont sortis au Kazakhstan.
Pour le cinéma kazakhe, il n'y pas encore de cinémas spécialisés.
Et comme c'est impossible de montrer les films, c'est difficile de trouver les
moyens pour tourner. Mais il y a quand même quelques fanatiques de cinéma
qui trouvent les moyens de tourner des films.
Quand vous avez commencé de tourner Kaïrat et Kardiogramma,
saviez-vous que vos films ne seraient pas montrés au Kazakstan, qu'aviez-vous
en tête pour la distribution de vos films?
Mes premiers films ont été diffusés. C'est le producteur
qui s'occupait de la diffusion, pas moi.
Avec votre précédent film, Killer (Tueur à
gages) , vous vous interrogiez sur votre société. Maintenant,
vous revenez à un sujet plus personnel. Le film parle en effet du cinéma.
Qu'est ce qui vous a poussé à revenir à un sujet plus personnel?
Ma spécialité est la critique de cinéma. Je sais que dans
toutes les cinématographies, il y au moins un film au sujet du cinéma.
J'ai vu que dans le cinéma kazakhe, il n'y avait pas encore de film comme
ça, alors j'ai essayé de boucher le trou... (Sourire)
Dans le film, vous utilisez plusieurs séquences de Killer,
avec plusieurs montages de chaque séquence. D'où viennent ces
scènes? Aviez-vous eu des doutes sur la fin du film Killer, et
avez-vous réutilisé dans ce film plusieurs montages que vous aviez
faits pour la fin de Killer?
(Sourire) Van Gogh a dessiné la même montagne plusieurs fois.
Pourquoi ne pourrait-on pas faire la même chose au cinéma? Une
fois, j'ai vu un film documentaire de la BBC, "Chaplin l'Inconnu",
et ce film montrait comment Chaplin travaillait sur le tournage. Et en fait,
Chaplin, filmait ses scènes de plusieurs façons. Le film montrait
comment, à chaque fois, Chaplin améliorait une scène. Et
comme ça, on peut voir comment marche sa pensée, l'intérieur
de son art. Et comme mon film parle aussi d'un travailleur de l'art, j'ai pensé
que je pouvais montrer son intériorité. J'ai essayé d'entrer
dans son cerveau.
Sinon, pour répondre à votre question, il est effectif qu'à
la fin de Killer, je n'ai pas eu le temps de filmer la scène d'attentat
comme je le voulais parce que la neige s'est mise à tomber. Et cette
neige est restée là pendant trois mois. On était donc obligés
de monter ce qu'on avait filmé. Mais la volonté de mieux filmer
cette scène est restée. Et Freud a dit que si la volonté
d'exhaucer un voeu ne se réalisait pas, elle pouvait détruire
le psychisme. Alors pour ne pas devenir fou, je l'ai refilmée dans le
film d'après! (Rires)
Est-ce que vous réflechissez autant que votre personnages sur les
différentes options de chacune de vos scènes?
Généralement, quand on voit un film, on voit le résultat
final. Et le spectateur pense qu'une scène a été réussie
tout de suite. Mais en vérité, derrière ce résultat
final, il y a tout un travail très minutieux et intéressant. Par
exemple, dans un des films de Chaplin, Les Lumières de la Ville,
il y a une scène où Chaplin marche dans la ville, voit un policier
et entre dans une voiture pour échapper au policier. Dans la première
version, il n'y avait pas de policier, il entrait seulement dans la voiture,
et ce n'était pas bien parce qu'il y entrait sans cause, sans raison.
Et Chaplin s'est creusé la tête pour imaginer comment faire. Et
au bout d'une semaine, il a imaginé ce policier. Maintenant, on voit
seulement le résultat final et on pense que c'est très facile.
J'ajouterais qu'il y a certaines scènes où il est très
facile de comprendre ce que veut un réalisateur, comme les scènes
de violence ou d'amour. Peut-être parce que ces thèmes-là
sont très cinématographiques. C'est peut-être pour ça
qu'il y a beaucoup de scènes de violence dans le cinéma, parce
que c'est très cinématographique. Pareil pour le sexe. Un réalisateur
français a dit que le cinéma, c'est quand une très belle
femme fait de très belles choses.
Est-ce que filmer la violence a été un défi pour vous
dans Killer?
Non. D'ailleurs, j'aurais tout aussi bien pu filmer des scènes d'amour.
Avec La Route, vous revenez aussi à une structure plus complexe,
puisque Killer était un film plus linéaire. Là,
vous revenez à plusieurs niveaux de réalité...
Sans doute parce que je deviens plus adulte, plus mature, le monde devient
plus complexe. Et la vie devient moins linéaire.
Déjà dans votre premier film, Kaïrat, on ne savait
pas très bien où étaient le rêve et la réalité...
Vous observiez déjà un monde complexe dans ce film...
C'est une question très intéressante. Peut-être qu'au début
j'étais adulte et après je suis devenu stupide, et là je
redeviens plus adulte! (Rires) Dans la nature, tout se passe de façon
sinusoïdale... (Sourire) L'histoire de l'art passe toujours par trois étapes:
le primitivisme, le réalisme et le modernisme. C'est peut-être
une loi, mais il ne faut pas s'arrêter pour autant.
Dans La Route, vous utilisez comme acteur principal Djamshed Usmonov,
qui est aussi réalisateur. Avez-vous fait ce choix pour renforcer l'aspect
de mise en abyme?
Je pense qu'il n'y a qu'un réalisateur qui peut jouer un réalisateur.
Pendant trois mois, j'ai cherché une personne pour jouer ce rôle
sans la trouver. Usmonov n'est pas de nationalité kazakhe, mais je l'ai
pris quand même et je ne le regrette pas du tout. Parce que je ne voulais
pas faire un film 100% réaliste.
Dans quelle mesure ce personnage est-il le double de vous-même?
C'est dur de compter en pourcentage! (Sourire) C'est peut-être un double,
non pas physiquement mais plutôt philosophiquement. Par exemple, au sujet
de la mort de la mère, ma mère est vivante, heureusement. Dans
le sujet, il y a deux histoires vraies, réelles. La première est
celle d'Oprimov, dont le film va être montré. Il y a eu un scandale
avec une actrice. Quand cette histoire est arrivée, je travaillais comme
rédacteur et j'écrivais des lettres au procureur pour le réalisateur,
justement. La deuxième histoire concerne une personne que je connais,
qui n'a pas pu assister à l'enterrement de sa mère. Et à
partir de ces deux histoires-là, j'ai fait le film.
Ce qui est un peu troublant dans le film, c'est l'égoïsme du
réalisateur. Est-ce que d'une certaine manière, il faut être
un peu égoïste pour être réalisateur, est-ce qu'il
faut prendre de la distance par rapport au monde?
Malheureusement, c'est le cas des travailleurs de l'art, surtout des réalisateurs
parce que cette profession demande effectivement beaucoup d'égoïsme
et d'agressivité. C'est un gros problème qu'il faudrait résoudre.
Le festival de Nantes 2001 a montré des films kazakhes des années
60. Les avez-vous vus dans votre jeunesse?
Oui, quand j'étais jeune, j'allais tout le temps au cinéma pour
voir des films kazakhes, quelque chose qu'on ne fait plus maintenant. Un de
mes films préférés, Je m'appelle Koja, a été
montré à Nantes en 1998.
Entretien réalisé par Yannis Polinacci & Robin
Gatto au Festival de Nantes 2001