Cinéaste phare de la Nouvelle Vague tchèque, Jaromil Jirès appartient à la même génération que Milos Forman, mais à l’inverse de son collègue célébré internationalement, il n’a pas choisi de quitter son pays. De l’ère euphorique des années 60 à la fin du communisme, des chars dans les rues de Prague aux heures les plus dures du système totalitaire, Jirès a traversé tout un pan de l’Histoire de son pays. Grand admirateur d’Alain Resnais, ses préférences vont volontiers à des histoires qui mêlent différents niveaux de temps et de réalité. Ses films les plus célèbres demeurent La Plaisanterie, coécrit avec Milan Kundera, Valérie et la semaine des miracles, une fantaisie érotico-gothique qui lui valut plus de problèmes que ses sujets les plus politiques, et Et je salue les hirondelles, primé partout dans le monde.
C’est en hommage à sa mémoire que nous publions cet entretien inédit qu’il nous avait accordé lors du festival de la Rochelle il y a deux ans. Jaromil Jirès est décédé le 24 octobre dernier. Il avait 65 ans.
Comment êtes-vous devenu cinéaste ?
Quand j’avais dix ans, nous fêtions les 50 ans de la naissance du cinéma et il y avait une exposition chez nous à Prague. J’ai visité cette exposition et je me suis envoyé une carte postale. Cette fascination est restée en moi en me donnant l’envie de fréquenter une école de technique du cinéma. J’ai étudié ensuite à notre Académie du Film à Prague, la FAMU.
Vous avez fait partie de ce qu’on appelle la Nouvelle Vague tchèque, pouvez-vous nous raconter l’ambiance de cette époque ?
C’était une époque où le système totalitaire et bureaucratique avait perdu de sa violence. Nous étions un groupe d’amis, de collègues de la même école mais pas un groupe artistique avec un programme bien défini, ce sont les critiques qui nous ont appelé la Nouvelle Vague. C’était un moment de notre société où nous pouvions nous exprimer assez librement.
Quels films regardiez-vous à cette époque ?
Les films américains étaient diffusés, nous avons aussi eu la possibilité de voir tous les films néoréalistes italiens et de la nouvelle vague française. Mais on est influencé par l’art, l’amitié, la vie… J’aimais beaucoup Alain Resnais par exemple, et j’aime toujours beaucoup. J’étais présent lorsqu’il s’est rendu au festival de Karlovy-Vary avec son film La Guerre est finie. Il venait d’être exclu de Cannes parce que son film était communiste et il était exclu de Karlovy-Vary parce son film était trotskiste, alors il était complètement perdu. Tout le monde était contre son film.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire votre premier film Le Premier Cri ?
Je faisais beaucoup de photos à l’époque. J’ai visité Paris en 1957 et j’ai retrouvé les clichés que j’y avais fait dans un livre sans avoir été mis au courant. C’est ainsi que j’ai rencontré Ludvík Askenazy, l’auteur du livre. Nous sommes devenu amis et nous avons écrit le scénario du Premier Cri ensemble. Ce film était à moitié documentaire, c’est comme un champignon qui mange tout ce qui se trouve autour de lui. C’était un système ouvert. Avant, les films étaient fermés, parfois dans leurs mensonges. Je pense que ce qui a fait la valeur de la Nouvelle Vague tchèque c’était cette ouverture, cette respiration qui permet à des idées et des sentiments de s’intégrer au film. Chacun de nous était différent et chacun a fait ses propres films, mais c’est ce qui nous différenciait des autres globalement. L’âme de nos films était différente de celle de nos prédécesseurs.
Vous avez eu quelques difficultés à faire un autre film ensuite…
Oui, ce n’était pas difficile de commencer. Tout était ouvert. Notre génération a eu la chance, le bonheur de pouvoir s’exprimer. C’était un moment exceptionnel de notre vie qui a été cassé par les chars de nos frères.
Justement, arrive 1968, c’est l’année de La Plaisanterie. Vous avez écrit le script avec Milan Kundera. Comment s’est passée votre collaboration ?
J’avais écrit avec Milan une autre adaptation, Risibles Amours. Je n’en était pas satisfait et Milan, nous étions en février 1967, m’a donné un manuscrit presque fini que j’ai lu pendant toute une nuit. Et je lui ai dit : « c’est cela qu’il faut faire, pas Amours Risibles ». Ce manuscrit, c’était La Plaisanterie. J’ai fait une première version du scénario en 14 jours, mais c’était trop long alors Milan a fait des coupes. Nous nous sommes concentrés sur cette histoire de vengeance et les aller-retour dans le temps. C’est ce qui est important dans le film, le montage du temps, la comparaison des valeurs humaines. Ce n’était pas des flash back mais le mélange du passé et du présent dans le temps présent.
Mais je n’ai pas pu faire le film en 1967, on m’en a interdit la réalisation. Notre directeur général m’a envoyé aux Etats-Unis avec d’autres réalisateurs. Je lui ai écrit de New York : « Je suis ici avec Le Premier Cri mais j’insiste pour faire La Plaisanterie. » En janvier 1968, grâce au changement politique, il m’a rappelé pour me dire que je pouvais le faire maintenant. J’ai fini La Plaisanterie après l’occupation soviétique. J’ai commencé à tourner en juin 1968, le mois d’août était assez proche. Mais avec le désordre, il a été possible de finir le film et même de le distribuer jusqu’au mois d’avril 1969. Le film a fait à peu près deux millions spectateurs en deux mois.
C’était la même chose pour certains films de mes collègues, comme Juraj Jakubisko (Les Oiseaux, les Orphelins et les Fous, Déserteurs et nomades, ndlr). Il y a eu quelques films importants du point de vue culturel et la culture à ce moment avait aussi une valeur politique. Certes contre les chars, la culture n’est pas un instrument efficace, mais avant 1968, la culture permettait de gagner certaines batailles. Si un film était interdit, on réussissait à le faire autoriser en faisant pression avec notre groupe, notre association de cinéastes, et en discutant avec les gens du parti communiste.
Comment se passait la distribution de vos films après 1968 ?
Les films sortaient, même ceux qui avaient été interdits. Certains ne sortaient que dans certaines salles de ciné-club parce qu’on limitait leur sortie. Ce fut le cas de mon film Valérie et la semaine des miracles en 1969. Ce film fut beaucoup attaqué, plus même que La Plaisanterie ! Les gens le qualifiaient de pornographie. Il est resté comme un film fétiche de ce temps-là.
Il n’y avait aucune métaphore politique dans ce film ?
Non. Un journaliste italien m’a demandé un jour si les moines noirs symbolisaient les chars russes. Mais j’avais écrit le scénario avant La Plaisanterie, en 1966. J’avais hâte de le faire à cette époque, mais je me sentais mal par rapport à certains de mes collègues dont le film avait été interdit. Le Premier Cri avait été accueilli favorablement par le Parti, ce n’était pas un film qui critiquait notre société. Je voulais donc faire un film réaliste et non surréaliste et j’ai refusé de faire Valérie avant La Plaisanterie. Heureusement, parce je n’aurais jamais pu faire La Plaisanterie après 1968. Valérie, c’était possible parce que c’était un sujet moins clair, les dirigeants de notre cinéma ne savaient pas vraiment de quoi il s’agissait, même si l’accueil ensuite fut horrible !
C’était le moment où beaucoup de vos collègues ont choisi l’exil, n’avez-vous pas été tenté ?
Je me suis posé la question, mais j’avais ma famille, mes enfants… Je me disais : « s’il faut être malheureux, autant l’être à la maison. » J’étais aussi très attaché à Prague, à la vieille ville.
Comment s’est passée la suite de votre carrière, dans les années 70 et 80, après la rupture de 1968 ?
C’était difficile. Après Valérie et la semaine des miracles, on m’a pris pour un ennemi, non pas politique mais plutôt esthétique. Je commençais à penser à mon film suivant Et je salue les hirondelles , l’histoire d’une fille de Moravie du Sud, faite prisonnière par les nazis et assassinée à l’âge de 22 ans. Ce sont les lettres écrites à sa mère et à ses amies prisonnières. C’est un peu la même histoire qu’Anne Frank, le message est assez proche. La mère de cette fille était encore vivante et elle m’a donné tout le matériel. C’est le seul scénario que j’ai écrit moi-même sans collaboration. On a voulu me donner un « artiste national » pour me surveiller, mais j’ai dit : « ou je fais le film seul ou je ne le fais pas », et j’ai eu gain de cause.
Comment le film a-t-il été accueilli ?
C’était drôle parce que j’avais peur que le film soit trop bien accueilli, je pensais que cela me mettrait en danger ! Parce c’était un film contre les Nazis, un film sur une fille qui avait rejoint le Parti Communiste clandestin.... J’avais écrit le rôle pour Magda Vásáryová, une jeune actrice de 16 ans, que je ne connaissais pas personnellement. Je suis allé la voir à Bratislava. Elle a lu le script, sa mère a lu le script et elles ont aimé. Mais je les mis en garde parce que si le film marchait, on pouvait nous accuser d’avoir déformé ou maltraité la vie d’une jeune communiste, car tout était possible : la politisation de l’Art est caractéristique du système totalitaire. Mais heureusement le film a gagné quelques prix sans que mon nom ne soit jamais cité dans les journaux. Et quand le film a été invité à Locarno, je n’ai pas eu la permission d’y aller. Ils ont écrit que j’étais malade, ce qui était très courant à cette époque, mais Magda, qui était à Locarno, a dit que c’était faux, ce qui lui a valu quelques petits ennuis par la suite. J’étais très heureux que le film soit apprécié, il a été acheté par la Fox qui le voyait comme une Jeanne d’Arc moderne et qui l’a sorti en Amérique du Nord. Il a été très bien accueilli en Europe et aussi chez nous mais on ne m’a pas célébré, ce qui était parfait pour moi ! Parce certaines personnes du Comité Central du Parti ont tout de même dit que ce film avait un message de droite !
Et maintenant, comment a évolué le cinéma tchèque après la chute du communisme ?
Il n’y a plus de censure idéologique bien sûr, mais c’est difficile de faire des films. C’est un problème de moyens parce que la République Tchèque traverse une crise économique. Il y a entre 15 et 20 films qui sortent tout de même chaque année, ce sont de jeunes cinéastes de la FAMU. Il n’y a pas vraiment de groupe comme la Nouvelle Vague, parce que le contexte n’est pas favorable, mais il y a des talents. J’espère que les conditions vont s’améliorer. J’enseigne à la faculté et j’espère que mes élèves pourront s’exprimer, non pas à la télévision et dans la publicité, mais dans le cinéma.
Entretien réalisé par Yannis Polinacci, Robin Gatto & Frédéric Leconte au Festival de La Rochelle en juillet 1999.