Le 61ième film de Kinji Fukasaku est une sorte de croisement entre Le
Seigneur des Mouches, Punishment Park et Running Man. Pas
forcément ce qu'on est en droit d'attendre d'un réalisateur de
70 ans, mais après tout, un autre réalisateur connu, Alfred Hitchcock,
avait bien fait Frenzy, son film le plus noir et sardonique, à
l'âge non moins respectable de 72 ans. Et finalement c'est bien ce que
fait Fukasaku avec Battle Royale : son film le plus noir, le plus cruel
et le plus iconoclaste, un film si violent que le gouvernement japonais s'en
est arraché quelques cheveux blancs au passage. "Mon centre d'intérêt
primordial a toujours été la violence" lâche le réaliseur,
sincère, derrière un gros cigare. Rencontre avec un réalisateur
qui aime filmer là ou ça fait mal.
On a reproché à votre film de faire l'apologie d'une violence
type "jeu vidéo", propice à influencer la jeunesse japonaise
d'une manière négative. Pourtant, votre film propose une toute
autre lecture de la violence, issue de votre expérience de la guerre
pendant votre adolescence...
J'ai dit aux jeunes acteurs du film que j'avais 15 ans pendant la seconde guerre
mondiale. A cette époque, le peuple Japonais a beaucoup souffert de l'agression
armée américaine, des bombardements. Et après la guerre,
la nation a été placée sous contrôle militaire américain,
il y a eu toutes sortes de restrictions et de nouvelles régulations.
Il est certain que les images que j'ai gardées de cette époque,
notamment l'occupation militaire, m'ont beaucoup influencé pour mettre
en scène la répression des jeunes au coeur de Battle Royale.
Pensez-vous, à l'instar du réalisateur Shinya Tsukamoto, que
les jeunes japonais d'aujourd'hui sont totalement insensibilisés aux
questions de la mort physique, qu'ils n'en ont plus qu'une perception virtuelle?
Depuis la fin de la guerre il y a 55 ans, le Japon vit en paix. Je fais partie
de la dernière génération de cinéastes à
avoir connu physiquement la guerre. Or, le mot "guerre" rime avec
"cadavres", "mort", "instinct de survie"... Je
trouve tout à fait naturel que les jeunes d'aujourd'hui, qui ne connaissent
rien de la guerre, soient insensibles à tout cela ; en tout cas, ce n'est
pas quelque chose qui me choque.
Battle Royale est un film à gros budget, avec un casting important,
des scènes d'action, d'explosions, des effets spéciaux. Racontez-nous
la génèse et la production d'un tel film...
La naissance du film remonte au mois d'août 1999, lorsque j'ai découvert
le roman de Koushun Takam. Nous avons négocié les droits d'adaptation
et nous sommes mis d'accord sur les changements qui seraient apportés
à l'histoire. Pour le casting, j'ai auditionné près de
800 jeunes. 60 ont d'abord été retenus, puis 42 après une
dernière sélection. Tout ce processus a pris près de 6
mois. Après ça, il fallait que je sache si ces jeunes étaient
vraiment capables de jouer dans les scènes d'action et de violence, s'ils
avaient assez d'agilité et d'endurance. Il a fallu encore 6 mois pour
les entraîner, les préparer. La préproduction du film s'est
effectuée de juin à août, et le tournage proprement dit
a pris deux mois supplémentaires.
Takeshi Kitano n'est pas un inconnu pour vous. C'est en quelque sorte vous
qui lui avez offert son premier poste de réalisateur en 1989, lorsqu'il
a pris votre relève aux commandes de Violent Cop...
Quand j'ai commencé à travailler sur ce film, j'ai immédiatement
pensé à lui. Je me suis même dit que sa participation était
indispensable à la réalisation de Battle Royale. Quand
il a accepté, j'étais vraiment très content, et son nom
a apporté beaucoup de crédit au projet. J'aime à citer
des propos qu'il a tenus dans un magazine japonais. Il disait que quand il fait
un film, il n'aime pas les acteurs qui discutaillent tout le temps et lui posent
plein de questions. Il concluait qu'il ferait en sorte de ne pas se comporter
de la sorte en jouant dans mon film. Ceci m'a beaucoup fait rire. Mais il a
tenu parole. Il n'a pas soulevé de questions sur le scénario.
Il a toujours fait preuve de ponctualité pendant le tournage. Quand ses
scènes étaient terminées, il allait sagement s'assoir au
fond du plateau pour observer les scènes suivantes. Il était très
calme, silencieux, mais restait toujours concentré sur la continuité
psychologique de son personnage. Il m'a vraiment fait une excellente impression.
Certaines scènes, comme celle de sa gymnastique dans la cour déserte
de la caserne, donnent à penser que vous rendez même hommage à
son style cinématographique si particulier...
Non, il ne s'agit pas d'un hommage. Cette scène était déjà
dans le scénario original. Le personnage de Takeshi est le directeur
de l'opération Battle Royale et il fait quelques mouvements d'assouplissement
pendant que personne n'est là. Mais c'est une scène qui a son
importance, on comprend en le regardant qu'il commence à éprouver
de réels sentiments de compassion pour les jeunes, sans pouvoir cependant
exprimer ses émotions. Cette scène a été tournée
dans ce sens, et Takeshi Kitano l'a interprétée d'une manière
excellente.
Comment vous-êtes vous entendu avec toutes les jeunes stars de Battle
Royale?
Je pense que ça a très bien marché entre nous. Je réalise
des films depuis 40 ans, mais c'était la première fois que j'avais
affaire à des acteurs aussi jeunes, et 42, qui plus est! Je ne savais
pas trop comment les choses allaient se passer, si je serais vraiment capable
d'assumer la direction d'un tel casting. Il faut dire aussi que j'étais
assez pessimiste sur leurs capacités à bien tenir leurs rôles,
parce qu'ils n'ont pas connu la guerre, les combats, ils n'ont pas dû
affronter la mort dans leur jeunesse. Il a donc fallu du temps pour entraîner
leurs corps, leur apprendre à dire leurs dialogues en mouvement. Mais
cet entraînement a bien porté ses fruits, ils se sont acquittés
des scènes les plus physiques avec beaucoup de talent, bien que ce fût
leur première expérience dans le domaine du film d'action. Leurs
performances ont été à la hauteur de mes espérances,
ils m'ont vraiment surpris. Et ils ont vraiment pris beaucoup de plaisir à
faire ce film. Je leur demandais souvent: "Est-ce que c'est difficile?
Est-ce que vous vous amusez?" Et ils m'ont tous répondu qu'ils s'amusaient
beaucoup, qu'ils ne voulaient plus que le tournage s'arrête!
Quand on pense à des réalisateurs de votre âge, on pense
souvent à des mots comme "sage", "vénérable",
ou "assagi". On ne pense pas qu'ils soient capables de faire des films
aussi intenses et violents que Battle Royale. D'où provient l'énergie
inépuisable qui vous pousse à faire de tels films depuis 40 ans?
J'ai commencé à m'intéresser vraiment au cinéma
après la guerre, à un moment où on pouvait enfin avoir
accès aux films de l'étranger. Et j'ai été fasciné
par ces films, par leur incroyable diversité. En tant que réalisateur,
j'ai fait des films de toutes sortes, aussi bien des commandes de studio que
des films plus personnels, des films d'amour, de science fiction, des comédies,
des films historiques. Cette liste inclut des genres pour lesquels je n'étais
pas très doué, et donc des films qui n'ont pas très bien
marché auprès du public. Cependant, je m'estime heureux d'avoir
pu me frotter à tous les genres, et j'ai toujours eu, ce faisant, des
expériences intéressantes. Cependant, mon centre d'intérêt
primordial est la violence des hommes, ainsi il y a toujours eu dans mes films
des gens qui meurent ou qui essaient de survivre dans des époques fortement
troublées. Ceci est, je crois, la conséquence de mon adolescence
confrontée à la guerre et à la violence qui, tel un virus,
a fini par me contaminer. Et c'est quand ce virus est le plus virulent que j'ai
envie de réaliser des films sur la violence des hommes, et c'est dans
ces moments-là que j'ai le plus conscience de faire quelque chose d'intéressant
et d'utile. J'ai vieilli sans trop m'en apercevoir, vous savez... (rires) Mais
maintenant, il ne serait pas étrange que chaque nouveau film que je ferai
soit mon dernier...
Propos et images recueillis par Robin
Gatto