Après le succès de Ressources Humaines, Laurent Cantet continue d’explorer le monde du travail avec L’Emploi du Temps, l’histoire inquiétante d’un cadre au chômage qui s’invente une vie pour masquer son inactivité aux yeux de sa famille. Inspiré de l’affaire Romand, le film a remporté à la Mostra de Venise le Lion de l’Année de la section « Cinéastes du présent ».
Vos précédents films s’intéressaient au monde du travail et représentaient des groupes d’hommes au travail. L’Emploi du temps est centré sur un seul personnage, était-ce quelque chose de nouveau pour vous ?
C’est vrai que le groupe est moins central dans le film, mais en même temps, comme dans mes autres films, le propos principal est la place de l’individu dans le groupe. Ici, le groupe est suggéré seulement par quelques individus. Par exemple, lorsque Vincent va au Novotel rencontrer des hommes d’affaire, j’ai le sentiment une fois de plus de traiter cette question. Mais c’est vrai que le personnage lui-même porte 90 % du film, mais c’était déjà le cas de Ressources humaines. Dans les deux films, le point de vue est assez centré sur le personnage principal quitte à ce que ce dernier endosse une subjectivité parfois sinueuse pour que le film ne soit pas trop univoque. En même temps, j’ai le sentiment que L’Emploi du temps parle autant que mes autres films du social et la façon dont il se répercute sur l’intime.
On a rarement abordé ce genre d’histoire au cinéma, ces hommes qui cachent à leur famille leur inactivité. C’est pourtant quelque chose qui existe, et qui se produit même assez fréquemment au Japon par exemple…
… Je sais même qu’il existe au centre de Tokyo un petit square où tous ces chômeurs « honteux » viennent se réfugier et passer leur temps pour rentrer le soir l’attaché-case à la main et continuer à jouer le jeu social. Quand j’ai commencé à travailler sur ce film, j’ai rencontré des gens qui connaissaient des personnes qui avaient vécu cela… Ce n’est pas une histoire exemplaire, c’est une histoire peut-être même assez banale. Evidemment personne ne s’en vante. Mon film présente un cas d’école peut-être, mais ce n’est pas de la fiction détachée de la réalité.
Vous êtes-vous nourri de conversations avec des personnes comme Vincent pour écrire le film ?
Je n’ai pas fait un travail de documentation très poussée pour écrire ce film. Il y avait le souvenir du fait divers Jean-Claude Romand, dont j’ai gardé quelques éléments biographiques, mais j’ai évacué tout ce qui en avait fait un fait divers justement, c’est à dire le meurtre, la fin tragique qu’il a donné à son histoire. (Jean-Claude Romand était ce prétendu docteur qui a massacré sa famille pour éviter qu’elle découvre son imposture et qui s’est ensuite donné la mort).
Une chose intéressante dans L’Emploi du temps, c’est l’échappée de Vincent hors du réel. Le film est ce sens moins réaliste que Ressources Humaines…
Oui, ce qui m’intéressait c’était de mettre en scène en parallèle un regard presque documentaire (la vie au Novotel ou le trafic de contrefaçons) et un registre plus onirique qui représente la distance au monde de Vincent et sa tentation d’aller vers quelque chose de plus flou, de moins contraignant que ce monde où on est tous sensés trouver une place. C’est vrai que la mise en scène l’a pris en charge de façon plus formelle que dans mes films précédents, cela faisait partie de mes envies au départ du projet.
Votre film m’a rappelé le film de François Ozon Sous le Sable…
C’est une comparaison qui ne me déplaît pas parce que c’est un film que j’ai beaucoup aimé. En plus c’est un film qui peut faire peur a priori à cause de son sujet (le deuil impossible d’une femme dont le mari a disparu, ndlr) mais on en sort dans un état de plénitude. C’est vrai que le rapport qu’on peut avoir avec l’Emploi du Temps est un peu de la même teneur : c’est vrai que ce n’est pas un film gai mais je pense qu’on peut en sortir en étant content de l’avoir vu parce que ça parle de tout le monde, on peut s’identifier facilement au personnage dans son rapport au monde. Je pense que tout le monde a un jour l’idée d’usurper sa place. Vincent vit là-dedans complètement et donc on peut le suivre dans son envie de changement, d’aventure, d’improvisation. Je pense qu’on peut en sortir assez fort.
Il y a aussi une sorte d’ironie dans le fait que Vincent, même sans emploi, tient à garder un emploi du temps précis, une formalité administrative.
Je ne sais pas s’il veut la garder ou s’il en a besoin. Ce qui m’intéressait c’était que ce mensonge, cette double vie devienne un emploi à plein temps. Ce n’est pas l’idée du travail qui le rebute : il consacre à sa vie parallèle autant de temps que quelqu’un qui travaillerait vraiment. En même temps, il en a besoin. Mais c’est un emploi du temps qu’il choisit, qu’il organise à sa guise et il n’a donc pas le même rapport avec celui qu’il avait quand il travaillait.
Comment avez-vous choisi les acteurs Aurélien Recoing et Karin Viard ?
J’avais vu Aurélien dans un ou deux films et je l’avais trouvé tout de suite intéressant parce que d’abord c’est une force de la nature, c’est quelqu’un dont on se dit qu’il a une solidité à toute épreuve, et qu’en même temps il un visage d’une humanité presque enfantine. Et c’est un personnage qui peut être assez opaque. Il peut être assez invisible et d’un coup dans le plan suivant être très inquiétant. Cette capacité à modeler sa physionomie m’a tout de suite impressionné. Et puis c’est quelqu’un qui dans la vie a une vraie distance aux choses qui ressemble assez à celle de mon personnage.
Quant à Karin, on s’est rencontré sans forcément penser à ce rôle-là et on s’est d’abord très bien entendus. Et puis plus j’ai avancé dans l’écriture du film, plus je sentais que l’actrice qui allait incarner Muriel devait avoir un potentiel de vie et d’énergie énorme parce que je ne voulais pas que Muriel soit la pauvre victime de la machination du monstre. Je voulais que ce soit un personnage toujours positif et c’est vrai que Karin a cette capacité d’être très intérieure et en même temps forte. C’est devenu un vrai plaisir de travailler avec elle et Aurélien parce qu’il y avait des propositions qui étaient faites continuellement. C’est un vrai travail en commun qui s’est fait et qui a été très agréable à vivre.
Vous évoquez le monde du travail depuis vos tous premiers films, est-ce un monde qui vous effraie ?
Le monde du travail m’effraie parce qu’il est incontournable, qu’on ne peut pas y échapper et qu’il est souvent synonyme de contrainte, d’esclavage à des échelons très divers, d’une façon palpable quand on montre le père dans Ressources Humaines complètement courbé sur sa machine, de façon plus invisible pour un cadre reconnaissant que jamais il ne pourra se passionner pour son travail. Et l’idée qu’on ne demande jamais à quelqu’un : « qui es-tu ? » mais « qu’est-ce que tu fais ? », ça a quelque chose d’effrayant.
Entretien réalisé à Venise par Robin Gatto