Avec Shinya Tsukamoto (Tetsuo I & II), Sogo Ishii est l'autre
grand barge du cinéma nippon, un chantre du nihilisme punk à nul
autre pareil. Musicien à ses débuts, Ishii trouve dans le cinéma
l'exutoire idéal de ses pulsions et orchestre des délires à
la Mad Max 2, en 16 mm noir et blanc, n'hésitant pas à
faire jouer délinquants et junkies. Entre 94 et 97, Ishii s'apaise, devient
plus méditatif, introspectif, bref se respectabilise dans les festivals.
Ses deux derniers films, Gojoe, chambara fantastique, et Electric Dragons
80 000 volts, délire cyberpunk, marquent un net retour vers ses débuts.
Mais le bougre s'en défend avec vigueur et nous explique pourquoi...
Vous êtes à la fois un cinéaste "cyberpunk"
et un punk-rocker. Comment est née cette relation avec la culture underground?
Je ne sais pas vraiment si c'est la culture "underground" (souterraine)
ou "aboveground" (de surface!) que j'aime et qui m'a influencé!
Evidemment, la musique punk-rock, tout comme celle qui lui a succédé
et qu'on appelle "alternative", ont eu une grande influence sur moi.
Si vous appelez ça de la "culture underground", je suppose
que ça en est, donc oui, on peut dire que j'ai été influencé
par la culture underground. Mais il n'y a pas que ça, beaucoup d'autres
choses m'ont influenc&eac ute;. Le plus important, c'est les moyens d'expression
que m'offre cette culture "underground". Et je ne me soucie pas trop
de savoir comment cette culture est reliée au reste de la société.
Au fil des ans, votre style est devenu plus serein. A partir d'Angel
Dust, vous êtes passés de la violence frénétique
à un style plus méditatif. Pourriez-vous commenter les raisons
de cette évolution?
Si je vous en donne vraiment les raisons profondes, la réponse risque
d'être très longue et compliquée! Pour résumer, je
dirais qu'à l'époque où je tournais des films frénétiques,
c'était très important pour moi de les tourner de cette façon.
En même temps, je sentais qu'il y avait en moi des zones distinctes que
je n'avais pas encore explorées. Et je sentais que si je continuais à
faire les mêmes films, je n'exprimerais jamais tout ce que j'étais.
Alors, j'ai commencé à plonger plus profondément en moi-même
pour tenter de cerner ce que je n'avais pas encore exprimé. Et cela a
donné Angel Dust et les films qui ont suivi.
Mais il y a aussi une raison financière à cette évolution.
A force de faire des films d'action frénétiques comme mes premiers
films, au bout d'un moment on veut faire des films comme Gojoe. Mais
Gojoe est un film qui demande beaucoup d'argent, et il n'y a pas beaucoup
de producteurs disposés à vous donner un budget confortable pour
ce genre de divertissements. Je me dois d'ailleurs d'exprimer toute ma gratitude
envers Sento Tankenori. Sans lui, Gojoe n'aurait jamais vu le jour. Si
le film a pu se faire, c'est tout simplement parce qu'il a dit "Je veux
le faire". Pareil pour Electric Dragon 80 000V. En plus, il m'a
laissé toute latitude pour faire ces films à ma façon.
Donc, pour en revenir à mon "changement d'orientation", après
mes premiers films, je sentais bien qu'il fallait que je fasse quelque chose
de différent. En même temps, c'était exactement ce que voulais
faire.
Où avez-vous puisé votre inspiration pour Gojoe?
L'histoire de Gojoe s'inspire d'une légende japonaise assez connue,
qui a suscité pas mal d'ouvrages. Ces histoires ont même été
incorporées dans des pièces de théâtre classiques
des répertoires NO et kabuki. Mais pour le film, j'ai changé pas
mal de choses dans la légende. Dans celle-ci, Yoshitsune est une personne
d'une grande bonté et Benkei une personne foncièrement méchante.
Ils finissent par s'affronter, sur le pont Gojoe, et Benkei, vaincu, devient
le serviteur de Yoshitsune. Ça, c'est la version que tous les japonais
connaissent.
Aussi, je m'intéresse beaucoup aux rituels et festivals religieux. Au
Japon, par exemple, il y a des himatsuri, des festivals du feu. En Inde,
il y a un festival très connu où est représenté
l'affrontement de deux dieux. Mais leur combat est sans fin. A travers des évé
;nements comme ce combat et les himatsuri, les spectateurs se trouvent
purifiés. La même chose se passe avec Gojoe. Les deux hommes
se battent, et leur affrontement finit par exorciser leur nature brutale et
agressive. Dans ce sens, l'esprit de Gojoe vient de ce genre de festivals et
de rites religieux. De plus, la question de la violence des hommes me passionne.
Gojoe met en résonance la violence de ces deux hommes et les cycles
du cosmos... Le film commence et s'achève avec l'astre du jour...
Quand je me suis embarqué dans ce projet, je ne savais pas exactement
ce que je voulais exprimer. Ensuite, pendant la préproduction, j'ai commencé
à avoir les idées un peu plus claires. Comme vous dites, le soleil
joue un rôle essentiel pou r la terre et les hommes. C'est la source de
notre énergie et en même temps un pouvoir de destruction terrible.
Je crois sincèrement que l'homme est incapable de contrôler de
tels pouvoirs.
La philosophie hindouiste joue aussi un rôle essentiel dans Gojoe.
L'hindouisme, par exemple, dispense un enseignement secret pour contrôler
les pouvoirs du soleil. Je pense que d'une manière ou d'une autre j'ai
été influencé par cette forme de spiritualité. D'ailleurs,
c'était très surprenant pour moi de découvrir cette influence
en faisant Gojoe. Parce que je n'ai jamais étudié ces religions.
Je suis juste un citadin normal, habitant une ville du Japon. Mais bon, je n'ai
pas fait Gojoe pour éclairer les gens sur la spiritualité
hindouiste. Tout au plus, je ch erchais à apporter des éléments
de réflexion sur la violence des hommes. Et je n'ai aucune intention
d'étudier sérieusement l'hindouisme ou quelque autre religion.
J'ai juste fait un film pour divertir les gens.
Le personnage de Benkei est un personnage tragique, un moine hanté
par des actes de violence terribles. Un religieux qui a perdu la foi et cherche
une nouvelle raison de vivre. J'imagine que c'était un personnage très
stimulant pour vous.
Eh bien, ce qui m'intéressait beaucoup, c'était cette opposition,
cette frontière parfois ténue entre la lumière et les ténèbres.
C'est un aspect essentiel du film. Mais bon, quand je fais un film, j'agis de
manière très instinctive, donc c'est parfois dur d'expliquer des
choses que moi même je n'aborde pas de manière rationnelle. Et
c'est précisément dans ces zones non définies que le film
est le plus intéressant. Cependant, il y a quelque chose que je voudrais
ajouter. Je suis passionné par le pouvoir des mythes. Quand les hommes
ont des problèmes, ils les résolvent de manière politique
ou légale. Mais je pense qu'ils devraient s'inspirer un peu plus des
mythes. Car les mythes sont spirituels, universels, ils vont droit au coeur.
Et il n'y a plus beaucoup de mythes à notre époque. Peut-être
ai-je tenté d'en apporter un au travers de ce film?
Parlez-nous du tournage...
Une grande partie du film a été tournée dans une forê
t au nord du Japon, tandis que les intérieurs ont été tournés
en studio. J'ai choisi une forêt très précise, que la main
de l'homme n'a jamais touchée. Sur le tournage, les citadins que nous
étions pouvions vraiment ressentir l'atmosphère unique de cette
forêt. On se serait crus plongés 1000 ans dans le passé.
Pour les scènes de combat au sabre, les acteurs ont eu trois mois de
préparation intensive. Mais ils avaient déjà l'expérience
du chanbara (film de sabre japonais). Asano venait de jouer dans Tabou
de Nagisa Oshima, et Ryu Daisuke avait joué dans Kagemusha et
Ran d'Akira Kurosawa. Ils ont donc fait de très bonnes prestations.
Le chorégraphe des scènes de sabre était Hirofumi Nakase,
un "disciple&q uot; de Toshiro Mifune. Nous avons aussi engagé un
chorégraphe de l'Opéra Chinois, Zhang Chun Xiang. Cela représente
quelque chose d'inédit dans le cinéma japonais.
En Chine, il y a une tradition de films avec des moines guerriers - les
moines Shaolin. Y a t-il quelque chose de comparable au Japon?
En fait, à l'époque de Gojoe (12ième siècle), les
moines maniaient bel et bien le sabre. L'un d'entre eux est d'ailleurs resté
célèbre pour son habileté. Et je me souviens que je me
posais beaucoup de questions sur lui quand j'étais jeune. Pourquoi un
homme croyant en Dieu portait-il un sabre et se battait-il? Cela me fascinait.
Etes-vous un fan de chanbara?
Oui, je suis un grand fan du genre depuis tout petit! Je considère que
c'est un divertissement populaire très important au Japon. Ces dernières
années, il y a eu beaucoup de séries en costumes à la télévision,
mais je n'appellerais pas ça du chanbara. Dans le genre proprement
dit, j'aime beaucoup la série Kyoshiro Nemuri, ainsi que les films de
Sadao Yamanaka, qui est mort très jeune. C'est un peu le Jean Vigo du
chanbara! On ne trouve plus que trois films de lui aujourd'hui.
Asano et Ryu vous ont-ils parlé de leurs expériences respectives
avec Nagisa Oshima et Akira Kurosawa?
Asano ne m'a pas beaucoup parl&e acute; de son expérience avec Nagisa,
par contre Ryu n'a pas tari d'anecdotes sur Akira Kurosawa! Je peux vous en
dire une: Après chaque journée de tournage, Akira emmenait l'ensemble
de son équipe boire du saké dans des bars. Mais faire ça
tous les jours demandait finalement autant d'énergie que le tournage,
ce qui n'était pas du goût de tout le monde! (rires)
Asano Tadanobu est un artiste complet: acteur, peintre, et chanteur dans
votre groupe punk! Est-il en quelque sorte votre alter ego?
Ma première rencontre avec Asano s'est faite le jour où il est
venu me trouver pour me dire qu'il voulait jouer dans un de mes films. C'était
à l'époque d'August in the Water, mais je trouvais qu'il
était un peu trop âgé pour le personnage. Par contre, pour
Le Labyrinthe des Rêves, il collait parfaitement au personnage,
alors je n'ai pas hésité à l'employer. Cette collaboration
a marqué le début d'une excellente relation amicale et professionnelle.
Et il n'y a pas qu'avec Asano que je m'entends bien. Il y a aussi Masatoshi
Nagase, nous sommes sur la même longueur d'onde, lui et moi. Asano et
Masatoshi m'apportent vraiment beaucoup, tant amicalement que professionnellement.
Pareil pour Sento Tankenori, c'est très important pour moi de travailler
avec une personne aussi stimulante. Et sans toutes ces amitiés précieuses,
peut-être que je n'aurais jamais fait un film comme Electric Dragon
80 000V, ce genre de film "underground"...
Je pensais qu'Electric Dragon... représentait en fait un retour
à vos racines...
Non, ce n'est pas vrai. Je n'ai pas essayé de remonter à mes
origines. Même lorsque je faisais des films plus calmes comme Le Labyrinthe
des Rêves, je les faisais en étant animé de sentiments
très passionnés, très violents. Ainsi, des énergies
tout à la fois douces et fortes se cotoient à l'intérieur
de moi.
Gojoe est sorti en octobre 2000 au Japon. Quels sont les résultats?
Pas mauvais, mais pas aussi bons qu'escompté. Je ne sais pas exactement
pourquoi. Le film est resté à l'affiche pendant un mois sur plus
de 200 copies. En fait, j'aurais préféré qu'il res te à
l'affiche 2 mois sur seulement 100 copies.
Plusieurs de vos films ont obtenu des prix dans les festivals. Ces prix
vous-ont ils aidé dans votre carrière?
Eh bien, au Japon, les critiques ne se soucient pas vraiment de mon travail,
alors le fait d'être apprécié dans les grands festivals
internationaux a vraiment quelque chose de stimulant et d'encourageant. Mais
sur le plan financier proprement dit, cela ne m'a rien apporté.
Pensez-vous avoir gardé un côté rebelle?
J'étais très rebelle quand j'étais plus jeune. Dans mon
premier film Highschool Panic, on voit u n étudiant tirer sur
son professeur avec un fusil. Ca, c'est tout à fait moi à l'époque!
(rires) Et dans cette scène, je n'expose pas les raisons de cette violence,
je la montre, c'est tout. On peut dire que la violence a été le
point de départ de ma carrière de réalisateur. En même
temps, j'ai toujours pensé que la violence ne pouvait être une
fin en soi. Et je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai pu nourrir une telle violence.
Peut-être ai-je cherché la réponse en faisant des films...
Vous pensez avoir trouvé la réponse?
Non, pas encore. Mais vous savez, je déteste la vraie violence dans
le monde réel. Donc, quand je tourne des scènes de violence, j'essaie
de faire tr&egrav e;s attention à ce que je montre.
Entretien réalisé par Robin Gatto au Festival de
Rotterdam en janvier 2001.