Valérie Lemercier et Vincent Lindon forment le couple surprise du dernier
Claire Denis Vendredi Soir. Adapté du roman d'Emmanuelle Bernheim,
le film est l'histoire d'une brève rencontre, celle d'un homme et d'une
femme qui ne se connaissent pas mais qui vont pourtant passer la nuit ensemble.
Très minimaliste, Vendredi Soir fait la part belle à deux
acteurs qui évoluent ici dans des registres très différents
de leurs expériences cinématographiques précédentes.
Nous avons rencontré Valérie et Vincent en duo à Venise,
où le film, en salle depuis le 11 septembre dernier, était présenté
en sélection officielle.
Comment êtes-vous tous deux arrivés sur ce projet ?
Valérie : J'avais très envie de travailler avec Claire.
Et j'admirais Vincent. Mais je me disais : "Je ne sais pas si j'aurais
ma place dans ce rôle de femme, je ne sais si je saurais le jouer. Ce
n'est pas pour moi ". Je me suis donc dit, au début, que c'était
vraiment dommage, que ce n'était pas cette fois que j'allais pouvoir
travailler avec Vincent et Claire. Mais ils sont venus m'encourager et me convaincre
tous les deux, d'abord Claire et ensuite Vincent, et avec eux deux ça
a finalement marché.
Vincent : Je suis allée voir son spectacle aux Folies Bergères.
Après le spectacle, je suis allée la voir, elle, pour parler du
scénario. Sa première réaction a été de me
dire : " Non, c'est beaucoup trop sexuel ". Je lui disais : "
Mais tu seras formidable là-dedans ", mais elle ne voulait pas l'entendre
de cette oreille. Et elle est partie. Mais heureusement, on a tenu bon !
Valérie, j'imagine que cela vous a séduit que deux personnes
tiennent absolument à vous…
Valérie : Evidemment. Vincent nous a invitées à
dîner, on était trois. Et je me suis dit : " C'est bien. C'est
équilibré ".
Le film est peu dialogué, on se demande si le scénario était
très écrit. Comment travaille-t-on sur un film aussi basé
sur les gestes ?
Valérie : C'est un autre langage. Mais le scénario était
très écrit. Chaque mouvement de main était très
expliqué, prévu. Simplement, ce n'est pas gonflé de textes,
parce que dans ce genre de situations de rencontres, on n'a pas forcément
envie de se raconter nos vies tout le temps. En fait, on a même enlevé
des portions de dialogue pendant le tournage! Et de nos trois avis, on trouvait
ça bien d'en mettre encore un peu moins ! Mais dans la vie, la parole
n'est pas tout.
Vincent : Claire proposait par exemple des positions, des endroits.
Mais elle ne guidait pas chaque geste. Le problème, comme quand on fait
des scènes d'amour dans un lit, qu'on s'embrasse, c'est de le faire avec
assez de naturel. Malheureusement, quand on va voir le film avec la personne
qu'on aime, elle risque de vous dire : " Mais c'est incroyable, tu fais
exactement comme avec moi ! C'est exactement pareil ! Tu fais ça avec
tout le monde, alors ? "
Valérie : J'ai pensé à ça aussi ! C'est
horrible !
Vincent : Quand j'embrassais Valérie au cinéma, évidemment
que j'essayais de refaire ce que je faisais - parce que je pense que tout le
monde connaît plus ou moins sa façon de faire, surtout un acteur
qui a l'habitude de se mettre continuellement en scène. Mais après,
le risque est que la personne qu'on aime vous dise: " Ah, j'ai compris,
c'est pas que pour moi, tu prends les cheveux comme ça, en fait, c'est
ton truc ! " Mais bon, je préfère que la France entière
y croit et me fâcher avec une personne pendant cinq minutes, plutôt
que de faire plaisir à une personne et d'entendre les spectateurs dire
: " Mais comment il embrasse, lui?! " Il y a donc bien des gestes
qui ne sont pas du tout du fait de Claire, mais qu'on a faits comme on a voulu.
Mais c'est encore heureux, parce qu'un réalisateur qui, dans ce genre
de films, dit toutes les cinq minutes : " Euh, tu peux l'embrasser plutôt
comme ça, mettre ta lèvre un peu plus haut ? " C'est trop
impudique, tu deviens un animal, de la viande. C'est pas possible.
Valérie : Claire ne nous les a pas vraiment expliquées,
ces scènes-là. D'ailleurs, un jour, elle a voulu nous prendre
à part pour nous parler de ce qu'on devait faire, et on lui a dit : "
Mais filme, et puis c'est tout ! On va pas parler de ça avant ! "
Mais ce qui était écrit dans le scénario, c'était
toutes les sensations des personnages. C'était dans le livre, et le scénario
était très fidèle au livre, puisque c'est l'auteur lui
même qui, en plus, l'a adapté.
Aviez-vous lu le livre tous les deux ?
Valérie : Vincent l'avait lu avant, moi je l'ai lu après avoir
lu le scénario.
Vincent : Je l'ai lu avant parce que quelqu'un m'avait dit : " Tu devrais
lire ce livre ". Mais c'était bien avant, avant même de savoir
que Claire Denis voulait me prendre pour le film. Sinon, non, jamais je ne lis
un livre avant de faire un film. Il n'y a rien de pire. Si quelque chose n'est
pas dans le scénario, on a tendance à aller piocher tous les petits
détails dans la narration de l'auteur. Heureusement avec ce film, les
explications concernant les personnages étaient aussi vides que dans
le scénario ! (Rires) Donc on ne pouvait pas se servir de détails
du livre. Tout ce que je connaissais sur le personnage, c'était son manteau
en cuir et son col roulé !
Et vous, Valérie ?
Je me suis dit que j'allais peut être y trouver autre chose, quelque
chose d'intéressant. Mais ce n'était pas le cas. C'était
par simple curiosité. Mais ça m'a peut-être aidée,
rassurée. Je me suis dit : " C'est aussi une histoire qu'on peut
raconter, pas seulement un film ".
Agnès Godard, chef-opérateur du film, a été
sans doute très présente. Comment se passe le travail avec elle
?
Valérie : On était très à l'aise avec elle.
C'est une femme exceptionnelle. Très exigeante, mais très humble.
Capable de tourner des choses même quand Claire ne lui a rien demandé.
De ne pas appuyer sur la caméra quand l'image ne lui plaît pas.
Claire et Agnès ont vraiment fait ce film à elles deux. Et on
était content qu'elles soient là. C'est vrai que le film est aussi
parfois comme de la photographie. Les photographes hommes se mettent parfois
très loin de vous avec un téléobjectif très puissant
et on a l'impression qu'ils matent et vous volent quelque chose. Alors qu'Agnès
et Claire sont tellement près qu'on a l'impression que c'est nous qui
leur donnons quelque chose. On a plus le sentiment de leur ouvrir une porte.
Parce qu'elles sont aimantes. Chef opérateur est un métier délicat.
Il y a parfois dans cette profession des metteurs en scène frustrés.
Avec Agnès, ce n'est pas du tout le cas.
Vincent : Par moments on ne la voit plus, elle sait disparaître
aux bons moments.
C'est votre première collaboration avec Claire Denis pour tous les
deux. Comment caractériseriez-vous son style ?
Valérie : Elle est exigeante mais a parfois l'humilité
de ne pas savoir ce qu'elle veut et de le dire. Il y a des doutes, mais tout
le monde progresse ensemble. Ce qu'elle a, et que peu de metteurs en scène
français ont, c'est qu'elle aime le beau et n'a pas honte de le dire.
Assez peu de metteurs en scène se soucient de l'esthétique de
leurs films, finalement. Alors qu'elle s'en soucie, et elle a raison. C'est
aussi une raison pour laquelle j'étais rassurée, parce que quand
on s'est retrouvé à trois, je me suis rendue compte qu'on aimait
à peu près les mêmes choses, que ce soit pour la cuisine,
les vêtements, pour tout, etc. On avait quelque chose en commun. Et on
savait que le film ne pourrait être laid, ,cru gênant. C'est très
rassurant.
Vous avez travaillé ensemble en amont du film ?
Vincent : Non. Je crois que si l'on avait voulu se réunir avant
pour parler de nos personnages, on aurait eu un gros fou rire ! Pendant un quart
d'heure, on aurait fait semblant, et après on aurait rit !
Valérie : On allait quand même pas s'entraîner à
s'embrasser ! Même après les prises, on ne se disait pas grand
chose sur les rôles, on passait plutôt le temps à plaisanter.
Finalement, le tournage a été très joyeux, parfois même
plus joyeux qu'un tournage de comédie qui, paradoxalement, demande plus
de sérieux ! En plus, ça ne m'était jamais arrivé,
et ça ne nous était jamais arrivé à tous les deux,
je pense, de se retrouver à seulement deux pour tout un film. D'habitude,
il y a toujours des seconds rôles qui viennent.
Est-ce que vous aviez quand même des idées précises
de vos personnages avant le tournage ?
Valérie : Non. Je crois qu'on s'est juste demandés comment
on allait s'habiller.
C'est finalement un film très personnel. Comme une partie de vous
deux…
Vincent : Oui et non. C'est un mélange. Quand je m'entends dire
: " Le personnage vous ressemble beaucoup ", j'ai toujours envie de
dire : " Ben oui, parce que c'est moi, c'est ma bouche, mes yeux. Ma voix.
Ca fait beaucoup ! " Et si en plus, le personnage est habillé avec
vos propres affaires, ça ne lui laisse plus beaucoup de place ! Mais
si j'avais rencontré Valérie dans la vie et qu'il nous était
arrivé une chose comme ça, d'abord, je ne serais pas allé
dans cet hôtel. Elle n'aurait pas eu une voiture comme ça, vu qu'elle
n'a pas de voiture du tout ! (Rires de Valérie) On ne serait pas
allé dans cette pizzeria. Notre histoire ne serait pas passée
dans des embouteillages, mais dans une manifestation, un festival, etc. Ca fait
beaucoup de changements qui font que c'est nous et pas nous !
Valérie, ce rôle est très différent de vos précédents,
est-ce un nouveau tournant pour vous ?
Valérie : Peut-être. En même temps, j'ai l'impression
de faire toujours la même chose, en étant juste et sincère
avec les personnages que je joue. Mais c'est vrai que c'est très différent,
encore plus que si j'avais joué une tragédie. C'est toujours ce
qu'on vous dit : " Quand allez-vous enfin avoir un vrai rôle de femme
malade, à qui il arrive des drames ? ", etc. Mais je me sens plus
contente d'avoir goûté à la différence en faisant
ce film plutôt qu'en faisant une tragédie. Et c'est un film quand
même joyeux, pas triste. Finalement, le tragique, je le joue quand même
sur scène, à travers certains personnages, même si ça
fait rire. Mais je pense qu'on change, qu'on évolue, et peut-être
que maintenant, je vais pouvoir faire des rôles encore différents…
Propos recueillis par Yannis Polinacci, Carol Shyman & Robin Gatto