A l'opposé d'Amos Gitaï, avec lequel elle travaille depuis Kippour,
Marie-Josée Sanselme est une personne très loquace. Co-scénariste
de Kedma, troisième film de Gitaï présenté
en compétition à Cannes, elle parle avec passion de la génèse
du film et du tournage, qu'elle a suivie en grande partie, dans ce précieux
entretien qui permet d'en apprendre beaucoup sur le travail du plus grand réalisateur
israélien.
Comment avez-vous rencontré Amos Gitaï ?
Je connais Amos depuis un long moment, je l'ai rencontré à l'Ambassade
de France où je travaillais comme attachée culturelle. Quand je
suis rentrée en France, il m'a proposée d'écrire Kippour,
et ensuite on a fait Eden et Kedma.
Qu'appréciez-vous dans son oeuvre ?
Ce que j'aime profondément dans son uvre, c'est qu'il laisse au
spectateur la liberté de construire le sens du film. Il a une très
grande exigence envers le spectateur, il lui demande pas seulement de comprendre
son film mais aussi de le réinterpréter. Il lui demande une attitude
active. J'aime aussi énormément la sensualité de ses mouvements
de caméra, la beauté tendre et nostalgique de ses passages d'un
plan à un autre et son sens du paysage.
Il y a autre chose que j'ai appris à aimer chez lui, c'est son refus
absolu de la psychologie. On n'est pas dans un cinéma où on fouille
les microscopiques états d'âme des personnages, mais on est dans
quelque chose de beaucoup plus vaste qui brasse des questions qui me touchent
davantage comme le destin des gens, l'endroit où ils vivent, les grandes
forces qui poussent les gens hors de chez eux, comme la guerre. C'est sans doute
là-dessus qu'on se rencontre et qu'on arrive à écrire ensemble.
Quel fut le point de départ pour Kedma ?
Pour Kedma, Amos m'a dit : " on va faire un film sur 1948. "
Puis il a déposé sur la table 15 kilos de documentations qui étaient
des journaux intimes de jeunes gens sortis des camps et qui étaient arrivés
à 16-17 ans en Palestine et qui s'étaient tout de suite engagés
dans l'armée secrète juive. Mais Amos ne définit jamais
un sujet ni le ton dans lequel il veut le traiter au départ. C'est à
moi de le trouver avec lui. Ce fut très difficile de trouver l'histoire
très simple racontée dans Kedma. Cela nous a pris un an
et dès qu'on l'a trouvée, on l'a écrite en 15 jours. Ensuite,
une fois qu'il a trouvé les acteurs et les lieux, il se remet à
travailler seul sur le scénario et je réinterviens après.
C'est un travail d'aller-retour, de recherche qu'il me confie. Puis c'est à
moi de trouver la sensibilité, le ton qu'il veut donner au film. Mais
ce n'est pas une chose qu'il définit au départ et c'est ce qui
rend le travail avec lui passionnant et parfois difficile.
Pourquoi avoir choisi spécifiquement l'épisode de l'arrivée
des rescapés de l'Holocauste en Palestine ?
Amos avait envie de raconter ce moment-là de 1948, c'est à dire
l'arrivée des Juifs rescapés des camps, leur arrivée douloureuse
en Palestine qui n'est pas du tout une solution idyllique parce qu'ils rencontrent
d'autres gens qu'ils sont en train de chasser. Et c'est cette collusion qui
a intéressé Amos. Mais au départ, on ne savait pas bien
ce qu'on voulait faire parce 48 est un moment énorme, légendaire
pour les Israéliens et qui a pris une ampleur mythique pour les Palestiniens.
On se demandait donc quelle histoire raconter. En dehors de tout l'aspect héroïque
d'un film de guerre, on voulait arriver à quelque chose de très
simple, et c'est venu après un an de fermentation.
Quand on lit les documents de l'époque, tout est touchant et bouleversant.
De grands textes palestiniens ont été écrits dès
1948, de grands textes très douloureux sont écrits dès
1946 en hébreux par des Israéliens. Et ce qui nous a frappés,
c'est la modestie de ces récits de survivants. Ils ne disent pas l'horreur
qu'ils ont vécue, ils disent les petites circonstances qui ont fait qu'ils
sont restés en vie : " là, il y avait un pont et j'ai sauté
", " là, il y avait quatre gendarmes qui mangeaient des pommes,
ils ont voulu me tuer, ils ne l'ont pas fait "
C'est cela qui est
absolument bouleversant, et c'est cela que nous avions envie de réentendre
: les voix des Juifs rescapés, des Palestiniens chassés dans la
forme qu'ils ont eux-mêmes exprimer à l'époque, poétique
chez les Palestiniens et pleine d'une ampleur lyrique chez les Juifs. C'est
une authenticité vers laquelle nous sommes allés. A partir du
moment où nous avions la fiction, la trame, il fallait faire en sorte
que ces voix resurgissent du passé et qu'elles viennent nous parler parce
qu'aujourd'hui encore elles ont du sens.
Comment s'est passé l'élaboration de la magnifique première
séquence qui montre le manque d'intimité dans le bateau ?
Cette scène n'était pas écrite. C'est Amos qui a décidé
cela sur le plateau. Il y avait des scènes sur le bateau qui disaient
cela, mais la façon de le mettre en scène et de le concentrer
sur un dos de femme, c'est venu sur le tournage à ce moment-là,
et ça c'est magnifique à observer
Il y d'autres moments
moins agréables parce que quand il n'est pas content il jette tout !
(sourires)
Le tournage de la dernière scène, un long monologue de onze
minutes en plan séquence, a dû être assez dur...
Je n'étais pas là ce jour-là, mais je sais que c'était
très dur car on me l'a raconté. Il pleuvait énormément,
les acteurs étaient soumis à des conditions météo
très dures qu'Amos voulait. Il voulait qu'Andréi soit placé
dans une situation de résistance aux éléments. Il y a eu
quatre prises et la dernière, tournée à la fin du jour,
était la bonne. Et le lendemain il n'aurait pas pu la tourner car il
faisait beau. Cela fait partie des miracles, comme dans la scène où
Rosa et Janusz se retrouvent, l'orage vient ponctuer leurs mots d'amour et leur
espoir de vivre sur cette terre. Il y a à ce moment des éclairs
qui semblent commandés par le metteur en scène, alors que ce sont
les conditions de tournage.
Dans Kippour aussi, il y a eu des miracles comme cela. Par exemple pour
la scène de la boue, il faisait épouvantablement mauvais et froid
et Amos disait : " on va tourner ". L'équipe a alors installé
le plateau malgré les conditions. Il y a eu une éclaircie de trois
quarts d'heure, tout le monde était prêt et ils ont tourné
la scène. Et ça c'est Amos, il sait utiliser le hasard de ce qui
se passe ce jour-là sur le plateau et dans son alchimie ça prend
du sens et cela produit LA scène forte du film.
Il y a une extrême concentration chez Amos quand il tourne, et c'est
une concentration qu'il demande à tout le monde. C'est pour cela que
ce genre de cinéma peut marcher. On tourne en très peu de temps,
quatre semaines, parce qu'il y a une chose qui tient de l'alchimie collective
et qui tient de la concentration absolue du metteur en scène. Ca a l'air
un peu mystique ce que je vous dit (sourires), mais c'est du travail avant tout,
du travail d'une équipe qui se connaît très bien.
Entretien réalisé par Yannis Polinacci