« SMS SUGAR MAN » (2006) de Aryan KAGANOF
Avec son dernier long métrage, le premier au monde tourné entièrement avec des téléphones portables, Aryan Kaganof nous propose une nouvelle fiction pleine de charme et d’élégance formelle, dont la structure est riche et originale.
Ce film est une nouvelle réalisation ambitieuse et fraîche qui s’ajoute à sa filmographie extrêmement inventive et unique, fondée sur le mariage du cinéma populaire et de l’art vidéo, sensés être esthétiquement «contradictoires ».
En 1996 il avait réalisé «Wasted », le premier long métrage tourné en numérique, gonflé en 35 mm. Dix ans après il revient sur la scène de l’avant- garde pour nous offrir le premier long métrage téléphonique.
« SMS Sugar Man » est un film très poétique et abouti à tous points de vue : formel, symbolique, technique et surtout au point de vue de sa réalisation. Avec des plans courts, liés au dispositif technique de production, mais très forts sur le plan de l’émotion cinématographique, Aryan Kaganof met en scène une histoire assez simple mais revisitée grâce à une prise de vue souple et mobile, en accord, bien entendu, avec la téléphonie du même nom. Avec ce traitement original du temps filmique, le réalisateur donne au spectateur la possibilité de se poser un certain nombre d’interrogations.
Le film commence par une scène d’anticipation dans laquelle deux jeunes prostituées racontent qu’elles ont engagé un tueur pour assassiner Sugar Man, leur maquereau, interprété par Kaganof lui-même.
La musique très douce composée par Michael Blake s’inscrit en contrepoint émotionnel dans ce début quasiment macabre. Une scène de noyade imaginaire suit. Nous sommes à Johannesburg la veille de Noël ; c’est le début d’une fiction pas du tout innocente, dans cette ambiance de fête conviviale. Sugar Man est réveillé plus tard par deux complices qui lui demandent une somme d’argent, 50.000 rands, qui avait été promise. Il leur indique que cette somme se trouve dans le coffre de sa voiture Valiant. Ils vont la chercher ensemble et découvrent alors que tout a été volé. Par les deux jeunes prostituées de luxe Selene et Grace, interprétées par Deja Bernhardt et Leigh Graves. Une troisième, Anna, la plus jeune, ne prendra pas la fuite avec les autres car elle est la favorite de son «papa ». C’est Samantha Rocca qui interprète le rôle.
Cette histoire, construite en incessants flash-back , évoque également une question humaine que se pose Sugar Man : est-il le père de la fille de Selene ? Une ancienne prostituée lui répond par la négative, mais on ne sait si elle a raison ? Elle prétend qu’un certain Attila - interprété par Attila Barta - est le père. Celui-ci pour rendre service aux deux femmes diaboliques accepte de tuer Sugar Man mais pas pour l’argent. Pourquoi alors ?
Le récit n’est pas linéaire mais jonché de retours au passé, en cette veille de Noël qui a précédé la fuite des prostituées.
Ce soir-là elles ont visité cinq clients : un travesti secret au comportement d’enfant, un adolescent à qui son père offre ces filles en cadeau de Noël ; un homme d’affaires qui ne se sépare jamais de son téléphone portable ; un autre client sentimental et impuissant ; et enfin un «prêtre » qui récite des prières pendant la fellation. Avant les visites à l’hôtel, ou ailleurs, le maquereau troque ses vielles chaussures pour des chaussures neuves. Ce détail permet de souligner l’ambiguïté du personnage. C’est un « héros » fragile qui est parfois cruel et effrayant, mais en même temps vulnérable, pathétique mais charismatique.
Quand elles ont découvert la somme cachée dans le coffre, les deux femmes avaient décidé de faire tuer Sugar Man.
Arriveront-elles à faire réaliser leur projet ? Leur proxénète sera-t-il abattu ? Que deviendront-elles ? Nous vous laissons le soin de découvrir la fin du film.
Sur le plan visuel, le film de Kaganof est un chef d’œuvre plastique, le réalisateur étant aussi un plasticien de premier ordre bien connu.
La perfection formelle se caractérise par la prise de vues inquiète, en mouvement perpétuel. Les scènes circulaires et les effets spéciaux qui divisent l’écran, contribuent à souligner le côté déséquilibré et disjoncté des personnages. Les couleurs affaiblies techniquement nous rassurent du contexte décadent de la société sud-africaine récente.
La liberté et la fraîcheur des images novatrices sont la marque d’une nouvelle vague cinématographique qui, comme celle de la fin des années 50, tire partie du faible budget du film, ce qui a pour conséquence une certaine «démocratisation » de la mise en scène cinématographique. En utilisant les données électroniques de notre époque, Kaganof réalise aujourd’hui la même expérience. Ne serait-ce pas une «nouvelle Vague » internationale, s’articulant autour de la sophistication dramatique, symbolique et formelle, qui se donne la possibilité de réaliser des chef-d’œuvres avec des moyens limités ?
Dionysos ANDRONIS