Né en 1960, Takashi
Miike commence très tôt par côtoyer quelques grands noms du cinéma japonais.
Il étudie en effet le cinéma à l'Academy of Broadcasting and Film de Yokohama
sous la tutelle de Shohei Imamura et Hideo Onchi. Il deviendra d'ailleurs leur
assistant-réalisateur une fois son diplôme obtenu, quelques années plus tard.
1991 marque ses début de réalisateur avec Kyoshu Tenshin: Hit & Run.
Il tourne ainsi plusieurs films, d'action à petits budgets, pour la télé ou
la vidéo avant de se lancer dans le grand écran avec Shinjuku Triad Society
(Shinjuku kuroshakai).
Mais c'est avec son film suivant, Fudoh: The New Generation (Gokudô
sengokushi: Fudô), qu'il affirme son style (déjanté, spectaculaire, sanglant)
et qu'il commence à se faire remarquer dans les festivals du monde entier. En
1998, le Festival International du Film de Vancouver présente même trois de
ses films en sélection officielle. Du jamais vu. Car depuis 1997, Takashi Miike
réalise entre deux et trois films par an. Il s'est imposé comme l'un des cinéastes
les plus cinglés et originaux de son époque. Parmi ses derniers opus : La
Cité des âmes perdues (sélectionné à
Courmayeur et Rotterdam), Audition
(sélectionné à Gérardmer et Bruxelles) et Dead
or Alive (sélectionné à Cognac).
En
général, dans vos films, vous cherchez à surprendre, à
choquer le spectateur, plus qu'à le faire réfléchir. Comment,
en général, concevez-vous les effets-chocs de vos films?
Quand je fais un
film, j'essaie surtout de ne pas trop penser au résultat final. J'aime
que le résultat final soit nourri des tous les évènements
survenus pendant le tournage. Bien sûr, je démarre avec un plan
de travail, mais en cours de tournage, il se passe des choses, on y réagit,
et on décide de les utiliser ou pas. Quand Audition a été
projeté en Europe, le public a réagi de manière très
forte. C'est quelque chose qui fait forcément réfléchir
quand on s'attelle au film suivant. Mais pas au point de se dire, évidemment:
"Tiens, puisque les gens ont réagi comme ça à cet
endroit, je vais faire comme ça la prochaine fois". Je ne travaille
jamais comme ça.
A vos débuts,
vous faisiez des films bon marché pour la vidéo. Qu'a véritablement
changé pour vous le fait de faire des films pour le cinéma et
de rencontrer un public?
Rencontrer un public
n'est pas pour moi quelque chose de pénible ou de cruel. D'une manière
générale, les premières personnes à voir mes films
sont l'équipe de tournage, les acteurs, tous ceux qui sont impliqués
dans mes films. Après, il y a des projections de presse auxquelles viennent
généralement des fans très enthousiastes. Ensuite, quand
le film sort en salle et que le public est assez nombreux, il ne faut pas se
sentir vexé ou blessé par des remarques individuelles. Ou même
par une absence de réaction du public. Moi, je continue d'apprécier
les projections dans les festivals, car je peux avoir un contact très
direct avec le public. Mais même quand je faisais des films pour la vidéo,
des fois, on me demandait de tirer des copies pour les salles. Donc les choses
ne sont pas si différentes aujourd'hui...
A la première
projection de La
Cité des Ames Perdues au Festival de Rotterdam, le public a réagi
de manière vraiment très enthousiaste, en criant, en applaudissant.
Vous vous attendiez à ce genre de réactions?
En fait, j'essaie
ne pas attendre trop de choses des projections, parce que c'est quelque chose
qui me fait peur! Mais bon, ça me fait quand même plaisir quand
le public réagit favorablement. Quand j'étais gosse, on ne me
faisait pas beaucoup de compliments, j'étais plutôt celui qu'on
ignore. Alors, aujourd'hui, quand un public applaudit et me complimente, je
me dis: "Ouah, c'est quand même très chouette de faire des
films!"
Un critique
a écrit que votre cinéma était très différent
de celui de Kitano en ce qui concerne l'ironie: alors que celle de Kitano est
plutôt centrée sur lui-même, la votre brosse l'ensemble de
la société japonaise. Qu'en pensez-vous?
Je crois que Kitano
exprime une peur de la mort véritable dans ses films, parce qu'il a cotoyé
la mort de très près et qu'il a réalisé d'une manière
très brutale qu'on peut quitter ou perdre du jour au lendemain ceux qu'on
aime. Et il sait combien les gens ont peur de cette réalité, lui
compris. Il n'a rien d'un psychologue qui se livrerait à une étude
de ces choses, il les a vécues pour de vrai. C'est pourquoi il sait ce
que perdre quelqu'un ou la vie veut dire, et combien cela est effrayant. Moi,
je n'ai pas vécu des choses pareilles, de ce calibre. Et même si
je lui enviais ces sentiments très forts et que je tentais de m'en inspirer
pour mes films, je ne le ferais pas, car je conserve mes propres sentiments
sur la vie et la mort. Je pense que chacun nourrit des sentiments particuliers
et que cela se voit dans nos films. La différence tient dans la façon
dont chacun a cotoyé la mort ou envisagé sa propre déchéance.
Les brésiliens
que vous montrez dans votre film sont d'une véracité incroyable.
Comment êtes-vous parvenus à un tel résultat?
Je crois qu'il
tient surtout au charisme des acteurs. Nous avons parlé avec eux de leur
façon de vivre, de parler, de se comporter dans la vie, et à partir
de là, nous avons cherché la meilleure façon de rendre
ça sur le plateau. Nous avons veillé à ce que tout se passe
au mieux pendant le tournage pour que rien ne vienne casser leur naturel. Et
je crois que nous avons réussi. Pareil pour les chinois qui jouent dans
le film. Quant aux personnages des yakuzas, je pense qu'ils sont un peu différents
de ceux qu'on a l'habitude de voir dans le cinéma japonais. Là
aussi, nous avons discuté avec les acteurs, en leur demandant comment
ils imaginaient "leurs" yakuzas et en leur laissant une grande liberté
de jeu. Ce n'est pas très important s'il y a quelques trous dans l'histoire:
le plus important ce sont les personnages et s'ils sont crédibles.
Vos films montrent
un Japon étonnamment multi-ethnique, ce qui est encore assez rare dans
le cinéma japonais...
Il m'arrive de
me demander qui je suis, quel genre de personne je suis. C'est une question
que je n'ai jamais posée à mes parents. Quand je vais à
Osaka, il arrive qu'on me demande: "D'où êtes vous, qui êtes
vous?" Si on y réfléchit un peu, c'est une question absurde.
On ne peut définir quelqu'un par sa seule nationalité. Je crois
que l'identité est plus une question d'appartenance, de se sentir bien
quelque part. Je crois qu'il serait plus juste de dire que dans mes films, il
y a des personnes qui n'ont pas encore trouvé leur port d'attache, qui
ne se sentent nulle part chez eux, plutôt que diverses nationalités
vivant ensemble au même endroit. Mais je considère qu'au Japon,
chaque voisin de palier est tout simplement une personne différente pouvant
venir de n'importe quel pays. Et le fait d'aller vers elle ou non ne doit pas
dépendre de sa nationalité. Par contre, c'est un sujet excellent
pour le cinéma. Non que je veuille délivrer un message ou faire
passer quelque chose en particulier. J'ai simplement l'impression que c'est
la réalité aujourd'hui.
Aussi, je pense
qu'il n'y a pas dans mon passé des évènements assez dramatiques
pour justifier pourquoi je me concentre sur tel ou tel sujet. Je suis bien obligé
de dire ça, parce que c'est mon histoire, il n'y a pas dans mon passé
des choses graves qui m'auraient laissé des conflits intérieurs
à résoudre. Donc je suis bien obligé de me demander: "Dans
quel but fais-je des films?" Mais faire des films est quelque chose de
très naturel pour moi, parce qu'en fait, je ne fais que m'inspirer de
la réalité qui m'entoure, je ne ressens pas le besoin d'explorer
mon propre passé.
Quelle est votre
position en tant que cinéaste au Japon? Pensez-vous avoir des traits
en commun avec d'autres réalisateurs?
Si on regarde les
films japonais qui passent dans les festivals, on se rend compte qu'ils sont
très différents les uns des autres. On ne peut pas dire qu'il
y ait un modèle de film japonais, ni de réalisateur japonais typique,
même si nousavons effectivement des traits en commun. Je pense qu'il y
a beaucoup de cinéastes qui restent un peu à part. C'est peut-être
ça en fait qui nous lie tous: nous sommes une famille très disparate.
Dans le cinéma
japonais d'après guerre, la violence était justifiée par
la violence de la vie quotidienne. Aujourd'hui quand des jeunes cinéastes
font des films violents, on dit que c'est à des fins purement commerciales,
et on parle d'une violence "pornographique". Comment voyez-vous le
rôle de la violence dans vos films?
Je crois que dans
la vie, il y a déjà pas mal de violence, à l'état
latent. Tu peux dire à un ami: "OK, on se voit dans un petit moment",
et peut-être que l'instant d'après, il va être fauché
par une voiture. Ce genre de violence est là. A l'époque de Kinji
Fukasaku (Battle Royale, Le Cimetière de la Morale), les choses
étaient bien différentes. Par exemple, les films montraient un
ennemi extérieur, et la violence n'était pas la même dans
la vie quotidienne des gens. Mais la guerre a changé beaucoup de choses.
Aujourd'hui, quand tu demandes à un acteur de donner un coup de poing
à un autre acteur, pour lui c'est juste de l'action. A l'époque
de Kinji Fukasaku, les acteurs savaient ce qu'ils faisaient quand ils donnaient
un coup de poing. Souvent, ils étaient eux-mêmes des délinquents
et les coups de poing, ils en connaissaient un rayon! Je crois que la principale
différence est là. Alors, même si on dit que nos films sont
violents, moi je crois que ce sont surtout des films d'action.
Entretien
réalisé par Robin Gatto et Ezequiel Luka