La très intéressante table-ronde organisée dernièrement à Grasse parle Festival Transméditerranée sur les bouleversements dans nombre de pays arabes avec la journaliste Amel Bejaoui, l’avocate Saïda Garrach, venues tout spécialement de Tunisie, avec aussi Pierre Barbancey, grand-reporter casse cou et excellent connaisseur du Maghreb et du Machrek, aura laissé à la plupart des participants quelques inquiétudes sur les évolutions en cours au Sud et à l’Est de la Méditerranée.
Militantes démocrates brimées de mille façons sous la dictature de Z.A. Ben Ali, Amel Bejaoui et Saïda Garrach n’ont jamais ménagé les efforts dans leur combat de femmes et de citoyennes.
Leur parole n’est pas celle d’opposants exilés récemment retournés à Tunis, mais de Tunisiennes passionnément attachées à leur pays.
Aujourd’hui, après les élections qui ont vu l’arrivée en tête (37%) du parti islamiste Ennahda dont est issu le Premier Ministre, elles constatent que sur le terrain, dans la vie de tous les jours, loin des caméras, les pressions politico-religieuses se multiplient dangereusement, que les vrais problèmes économiques et sociaux sont occultés et quel’élan citoyen des grandes manifestations déclenché par le suicide par le feu du jeune Mohamed Bouazizi il y a un an semble être récupéré par ceux qui ont toujours soutenu la dictature: le gouvernement français, l’Union Européenne et les Etats-Unis.
En Egypte, en dépit des manifestants de la Place Tahrir et de la chute de H. Moubarak, le pouvoir réel reste entre les mains d’une armée financée par les Etats-Unis et dont le poids dans l’économie et la vie du pays est énorme.
En Libye, l’intervention militaire lancée par le tandem Sarkozy-Cameron et suivie de plus ou moins bonne grâce par les autres “alliés” européens et étasuniens a été décisive pour la victoire d’une rebellion dont les origines, on le sait maintenant, sont bien loin d’être aussi nationales et démocrates que BHL et autres ont bien voulu le croire, et en tous cas, le faire croire.
Quant à la Syrie -dont le morcellement (comme celui de l’Irak) de l’Etat-Nation dans un puzzle confessionnel est depuis 1982 un des buts des stratèges israéliens (Oded Yinon) et des néoconservateurs étasuniens (par ex. le colonel Ralph Peters)- son opposition démocratique refuse absolument toute intervention étrangère.
Le Yémen et Bahrein, eux, vivent aussi de puissants mouvements populaires qui sont férocement réprimés dans le silence assourdissant des “grands”médias occidentaux.
Ces questions, je les ai pointées dans un article pour le numéro de septembre des Cahiers de l’Institut de Documentation et de la Recherche pour la Paix: “Pays arabes: révolution, révoltes ou révolutions?”.
A l’évidence, dans leur volonté de recomposer selon leurs intérêts cet immense zone qui va de l’Afghanistan à Gilbraltar qu’ils baptisent “Grand Moyen Orient“, les milieux dirigeants des Etats-Unis ont été poussés par le mouvement des peuples à lâcher des dictatures à bout de souffle (mais ni l’Arabie Séoudite, ni le Quatar) et à jouer la carte de l’islamisme.
Ce n’est pas nouveau, en Afghanistan, face aux Soviétiques les Etats Unis ont financé et armé via les services pakistanais les Talibans.
En 1995, Graham Fuller, éminent analyste de la CIA, expliquait dans un rapport sur la situation en Algérie, curieusement peu commenté en France, qu’il n’y avait aucun point d’opposition entre les intérêts des Etats-Unis et le programme du FIS.
Néanmoins, l’Histoire montre que si les tentatives de récupération peuvent réussir, c’est toujours momentanément car les dynamiques de revendication de liberté, de justice sociale, de mieux-être, de dignité, quelles que soient les voies qu’elles empruntent -l’Islam politique peut en être une- finissent toujours par l’emporter.
Il y a, sans doute, un abîme entre les manoeuvres de Washington et de Riad et les dirigeants qui leur ont fait allégeance et les besoins du mineur de Gafsa, du fellah égyptien ou du diplômé-chômeur de Casablanca qui tôt ou tard exigeront autre chose dans leur assiette que les plus séduisants discours politico-religieux.